Henri de Toulouse-Lautrec


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Mr. Toulouse paints Mr. Lautrec - Maurice Guibert, 1891

Henri de Toulouse-Lautrec est un peintre, dessinateur, lithographe, affichiste et illustrateur français, né le 24 novembre 1864 à Albi et mort le 9 septembre 1901, au château Malromé à Saint-André-du-Bois,
Il y a 115 ans, le 9 septembre 1901, Toulouse-Lautrec mourait à l'âge de 36 ans. À cette occasion, découvrons un article paru dans nos colonnes en 1899 d'Arsène Alexandre, critique d'art du journal et l'un de ses plus fervent défenseur. «C'est un cliché déjà que de dire: le nom de Toulouse-Lautrec aura sa place dans l'histoire de l'art français».
Voilà ce qu'écrit Le Figaro lors de la disparition du peintre en septembre 1901. Malgré sa courte vie, décédé à 36 ans, il a laissé une œuvre considérable: 737 peintures, 275 aquarelles, 369 lithographies, et 5000 dessins*. On trouve certaines de ses illustrations dans Le Figaro illustré où il collabore, à partir de 1892, de façon épisodique. Elles accompagnent, notamment, les articles de Gustave Geffroy titrés Le plaisir à Paris en juillet 1893 et octobre 1894. Discrédité par la critique
Connu pour ses excès d'alcool, il est interné dans une clinique de Neuilly par sa famille à l'hiver 1899. C'est alors un déchainement du tout Paris contre l'artiste. Son art est incompris à l'époque. Son gout pour les lieux de débauche et son alcoolisme l'emporte sur son œuvre. Les journaux le dénigrent: il est désigné comme «un détraqué pitoyable», «un misérable déséquilibré». La presse le croit tout bonnement condamné. «Quand il est tombé malade, on l'a dit mort» rapporte Arsène Alexandre dans le quotidien du 30 mars 1899. C'est ainsi qu'en tant qu'ami de l'artiste, il prend la plume à la une du Figaro écrivant un retentissant article pour saluer «l'artiste remarquable». Il fustige tous ses détracteurs qui déversent toute leur malveillance sur le peintre. Il a rencontré le peintre dans la maison de repos et a découvert ses dessins sur le cirque. Toulouse-Lautrec a réalisé, en effet, une trentaine de dessins sur le cirque au crayon noir et de couleur lors de sa convalescence. «Il dessine encore à merveille et il est fort en train» s'exalte Arsène Alexandre.

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Dessin de Toulouse Lautrec

Nous avons choisi de vous présenter ce long article, un précieux et vibrant témoignage sur le talentueux et génial peintre. *chiffres donnés dans le catalogue de ses œuvres publié en 1971.
Article paru dans Le Figaro du 30 mars 1899
Comme parfois, à Paris, on se donne peu la peine de savoir la vérité quand on a deux pas à faire pour la connaitre ! Comme on cherche peu à deviner les visages sous les masques! Cette ville est sublime, elle abonde en grands talents, en esprits sérieux et profonds, et parfois elle prend des airs de pétaudière qui déconcertent. Tout le monde a enterré ces jours-ci le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, une figure parisienne s'il en fut, et pas un Parisien ne s'est donné la peine de savoir s'il n'était pas encore vivant, avant de prononcer son oraison funèbre. On a répandu des flots d'encre sur son nom et son œuvre; on a parlé de lui au passé. Des articles ont été philosophiques, d'autres ont affecté un ton de compassion camarade; ceux-ci ont été indulgents, ceux-là amers. Pas un n'a été simplement exact. Dans le public, dans les petits cercles, une légende s'est faite, personne ne l'a contrôlée.
C'est bien cela, Paris. Vous avez tenu quelque place, vous avez donné votre note, bonne ou mauvaise, mais un peu remarquée. Vous disparaissez huit jours: on explique votre absence d'une façon quelconque, on vous biffe, et c'est fini, bon voyage! Vous revenez, c'est vous qui avez tort.
Ce qu'on a écrit sur Lautrec est stupéfiant. C'est à croire que pas un de ceux qui lui consacraient des colonnes entières l'ait jamais connu. D'après ces articles, le pauvre garçon serait perdu, condamné à mort par les médecins, voué à la paralysie générale: il ne s'est jamais mieux porté. Il serait fou, aurait perdu la mémoire, l'usage de ses yeux qui voyaient d'une façon si drolatique et si aigu, de ses mains qui maniaient le crayon d'une façon si mordante et si déliée ; il dessine encore à merveille et il est fort en train. Il avait été, disent les uns, un détraqué pitoyable, un misérable déséquilibré, et c'est un artiste remarquable. Un bohème courant après la pièce de cent sous, et il a une fortune suffisante pour travailler à sa guise. Il aurait peu produit, ayant de l'éloignement pour toute besogne un peu sérieuse il a dessiné depuis quinze ans avec une véritable passion, une véritable fureur et a produit une œuvre considérable. A part cela, tout ce qu'on a écrit de lui est à peu près exact.
Lautrec, il est vrai, avait un masque, et bien peu de personnes se sont donné la peine de le soulever. Il a donné une note volontaire, systématique, et on a cru qu'il se racontait au naturel. Il a décrit les êtres d'une façon ironique, narquoise, cruelle même, et l'on a jugé que c'était sa belle âme. Parce qu'il avait été malade dans son enfance et que ce mal avait laissé des traces, on l'a traité en grotesque. Quand il est tombé malade, on l'a dit mort.

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Couverture du Figaro d'avril 1902 - Numéro spécial - consacré à Toulouse Lautrec

Eh bien, c'est le vrai Lautrec que je veux montrer aujourd'hui, et puis je dirai, pour faire plaisir à ceux qui l'ont pleuré avec un plaisir secret, et pour rassurer un peu ceux qui le connaissent et l'apprécient mieux, comment il se porte véritablement et l'espoir très fondé qu'on a de le tirer d'un simple mauvais pas.
Si l'on ne considère que son œuvre, Toulouse-Lautrec a fait non seulement de bonnes choses, mais encore de très belles. Il a été à la portée des passants de constater qu'il avait renouvelé l'art de l'affiche. Ses grands placards, traités avec une simplicité de lignes et de tons longuement cherchée, deviendront plus tard des pièces rares, et comme documents d'une époque et comme œuvres d'art: Bruant avec son cache-nez rouge, son balandras*, son feutre et son gourdin; Caudieux chantant et dansant ses chansons de commis voyageur; Jane Avril, cette étrange petite fleur de canaillerie, écoutant gravement les chanteuses du Divan japonais, ou esquissant un pas déhanché et mal sainement gracieux; «La Goulue» - ancêtre de cette «Môme Crevette» que Feydeau a introduite dans les meilleurs salons faisant le vis-à-vis à un étrange Polichinelle dit Valentin le Désossé... Tout cela, ce sont des chefs-d'œuvre dans le genre.
Vos pères nous parlent avec attendrissement de Chicard, de Pomaré, Maria, et ils voudraient nous faire croire que c'étaient des personnages du monde le plus convenable. Est-ce pour cela qu'ils feraient fi des modèles de Lautrec ? On couvrirait d'or aujourd'hui et l'on mettrait dans un musée le portrait de Mogador ou de Clara par Gavarni. En voyageant à l'étranger, j'ai vu fréquemment des expositions d'affiches. Elles avaient toutes des places d'honneur pour les productions de Lautrec à Londres, à Hambourg, à Munich, à Amsterdam. Le bon et charmant Chéret, qui fut le promoteur de ce renouveau des fresques du trottoir, applaudit aux débuts de Lautrec, car il est aussi bon et aussi exempt de la jalousie mesquine qu'il est entrainant et spirituel peintre.
Il m'a dit: Mais à côté de cette œuvre que tout le monde a vue, il y en a une très importante que connaissent les collectionneurs et les vrais curieux d'art. Cette œuvre se monte à plus de cinq cents pièces, comme estampes: lithographies, en noir ou en couleurs, couvertures de livre ou de chanson, dessins publiés dans les journaux et les recueils à des centaines de pastels et de peintures, dont beaucoup de premier ordre, vraiment saisissants de dessin, de couleur et de caractère. Ce n'est vraiment pas mal pour un paresseux et un dévoyé. Cette œuvre, il est vrai a un caractère très spécial. Elle ne montre pas les beaux côtés de la nature humaine; elle abonde en gueuseries, en bestialités; elle montre dans leurs allures prises sur le vif, dans leurs tristesses mornes, dans leur laideur véritable et sans idéal frelaté, celles qu'on appelle, avec une si amère ironie, des filles de joie.

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Ferdinand Célestin Caudieux dit Albert Caudieux, né à Paris 8e le 20 décembre 1850 et décédé en 1913, chanteur français de la Belle Epoque. Caudieux a créé plusieurs chansons d'Aristide Bruant, dont J'suis d'l'avis du gouvernement (1879), et La Binette (musique de Némo, 1888). En 1889, pendant l'exposition universelle, Caudieux est à l'affiche de la Scala, avec Ouvrard, Paula Brébion, Amiati

C'est le plus grand crime de Lautrec d'avoir montré laid ce qui est laid. Mais en cela, il a été précédé par bien des peintres d'autrefois chez qui aujourd'hui nous trouvons cela sublime. Dans sa soif de vérité, dans son amusement de peintre qui aime la bête bien nature, il lui a bien fallu chercher ses modèles où ils étaient, c'est-à-dire dans les cabarets et dans les bouges. C'est ici que le cas de Lautrec devient complexe et douloureux. Ce petit homme curieux et intrépide est descendu dans l'enfer, mais il a eu le poil roussi. L'alcool, l'abominable alcool, a pour un temps ravagé le peintre, comme il ravage ses modèles. Mais vous me permettrez, si vous traitez mon Lautrec par le dédain, de ne pas m'intéresser autrement à votre Musset. Musset a trouvé dans l'absinthe l'excitation et la mort de son inspiration; il n'avait pas l'excuse d'être peintre.
Sans doute Lautrec aurait été un tout aussi grand artiste, et même beaucoup plus grand si, en peignant le monde des bars, il ne s'était pas cru obligé d'absorber des cocktails par centaines. Mais il y a évidemment des côtés faibles dans ce pauvre garçon, il y en a même beaucoup: loin de m'en indigner, je m'en afflige, et quoique les défauts soient parfois la condition des qualités elles-mêmes, j'aime mieux avoir vu en lui ce qu'il y avait de bien, et même de très bien.
Lautrec descend d'une grande famille. On a parlé d'atavisme, de dégénérescence, grands mots qui sont à la mode et qui sont à peu près vides de sens. Dans son enfance, il eut les deux jambes cassées; il subit un arrêt dans sa croissance le haut du corps devint celui d'un homme, les jambes restèrent celles d'un enfant.
II avait une vocation de peintre; il entra à l'atelier Cormon où il ne pouvait trouver ce qu'il cherchait; il se mit à peindre autour de lui, travaillant sans relâche, avec l'admiration de Degas et des Japonais, de Daumier et de Paolo Uccello. Mieux que beaucoup de maîtres officiels, il connait le Louvre et la National Gallery, et il en célèbre les belles œuvres avec un des enthousiasmes les plus vrais et les plus touchants que j'aie rencontrés.
Dans cette tête étrange, pleine de volonté et de malice, brillent de très beaux yeux, remarquables d'intelligence et de bonté, embusqués souvent sous le bord rabattu du chapeau de feutre. Cet espiègle petit homme, dont tant de soi-disant camarades se sont moqués en s'amusant avec lui et de lui, est un sérieux et un tendre avec qui l'on peut passer de la fantaisie la plus folle aux plus intéressantes questions d'art. C'est de plus un esprit droit et d'une honnêteté profonde. Son ricanement acquis a parfois caché des tristesses vraies et dans cette vie où tant de gens donnent des noms poétiques à leurs appétits, il s'est, après tout, satisfait comme il a pu.

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Jane Avril, pseudonyme de Jeanne Louise Beaudon, née le 9 juin 1868 à Paris 20ème dans le quartier de Belleville, et morte le 17 janvier 1943 à Paris 15ème. Elle fut une des danseuses les plus célèbres du Moulin Rouge où elle était surnommée « Jane la Folle » ou « La Mélinite »

On aurait dû l'aimer et l'entourer d'égards pour sa faiblesse pour les malheurs de nature qui avaient laissé intacts l'esprit et le talent: on s'est joué de lui, on se l'est renvoyé comme un volant au jeu de raquette on s'est diverti à le voir boire et à le faire boire, et beaucoup de ceux qui l'ont plaint avec des paroles hypocrites se sont souvent désaltérés à ses dépens. Il a eu cependant quelques bons et braves amis, et ce sont ceux-là qui l'auront sauvé, s'il plaît à Dieu. Lorsqu'en ces derniers temps Lautrec eut ressenti de l'alcool, non plus les simples maux, mais les dangers véritables, il fallut bien prendre un parti. Il fut nécessaire de le transporter brusquement de son milieu habituel dans une maison de santé où toute boisson pernicieuse lui serait interdite. Ainsi fait-on pour les morphinomanes, pour les gens en proie à quelque violente secousse nerveuse.
Mais ce mot de maison de santé vous a tout de suite, dans l'imagination publique, des airs si effrayants! On voit le cabanon, la camisole de force, la douche, les cris furieux, la langue pendante, les yeux hagards.
Or, voici ce que j'ai vu :
Dans un endroit près de Paris, supposez que c'est à Vincennes, à Saint-Cloud, ou ailleurs, je suis entré dans une maison qui est à proximité de la Seine et dans le voisinage des bois. Une maison tout bonnement adorable, construite sous Louis XVI, pour quelque tout-puissant et opulent commis qui n'y a rien ménagé [...].
C'est dans ce cadre un peu trop sinistre que j'ai vu un fou plein de sagesse, un alcoolique qui ne boit plus, un homme perdu qui n'a jamais eu meilleure mine. Avec notre bon petit vieux camarade, nous avons parcouru les grandes allées, grimpé sur les ruines, cueilli des violettes, raconté toutes sortes de choses très amusantes et très sensées, dont les fleurs, les projets de tableaux, les treilles, les serres, les groupes de Pajou étaient les principaux et très délassants sujets.
Avec sa narquoiserie et sa présence d'esprit, dès qu'il m'a vu, Lautrec s'est écrié «Vous venez m'interviewer». Ma foi, mon pauvre ami, ce n'était pas mon intention, mais c'est fait, sans m'en apercevoir, et du moins pour le bon motif.
A un moment nous nous sommes trouvés seuls dans le salon du docteur, il y avait sur un guéridon des gobelets de cristal, un flacon rempli d'un beau liquide très doré. «Du quinquina, tu n'en auras pas», a dit Lautrec d'un air qui nous fit tous pouffer de rire. Il y avait un peu de l'enfant à qui on a défendu du dessert, un peu de l'homme qui se réveille d'un assez mauvais rêve, et un peu du malade qui sent que la santé lui revient à flots.
Car on pourrait presque, dans l'état où il est, le renvoyer, à travers le monde, à ses travaux, à son atelier. Il y a une vitalité si intense chez ce soi-disant condamné, un tel fonds de force chez ce prétendu avorton, que ceux mêmes qui l'ont vu courant à sa perte sont stupéfaits de le retrouver ainsi remis à neuf. «Comme tu serais chouette, si tu ne voulais plus boire!» dit la légende célèbre d'un dessin qui a fait naguère les délices de Paris. On serait tenté d'appliquer le mot à Lautrec en le voyant si remis à flot, si vermeil de teint, si net d'esprit, si en désir de travailler encore...
Seulement, là est l'angoisse. Pris au piège et désintoxiqué de force, il est redevenu sain et lucide. Mais quand il sera sorti de là, demain, ou dans quinze jours, ou dans trois mois. Quand il flairera de nouveau ces odeurs de gin, de bière, d'absinthe ou de rhum qui sortent, comme de malsaines vapeurs, d'entre les pavés de ce Paris à certaines heures et dans certaines rues ?

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Dessin de Toulouse Lautrec

Quand la volée d'indifférents rieurs, de bons garçons parasites, de bizarres et douteux flâneurs se sera de nouveau abattue, avec d'autant plus de curiosité qu'il reviendra de plus loin, sur cette proie et ce jouet trop facile, quand ses amis vrais seront redevenus presque impuissants, malgré leur dévouement, à le défendre contre lui-même, qu'arrivera-t-il ? Ah! Il y a quelque chose tout de même de bien poignant à penser ce que fait parfois la Grande Ville de ses talents les plus curieux, de ses esprits les plus choisis. En voyant Lautrec humer le bon air, jouer plaisamment au Latude, transformer des tuiles du jardin en écritoires japonaises, fabriquer pour rire des pinceaux imprévus comme les détenus célèbres se fabriquèrent des échelles de corde, j'avais confiance et espoir. En le replaçant par la pensée entre le champ de courses et le bar, entre Montmartre et les Champs-Elysées, je songe à tout ce qui peut faire trébucher ses jambes faibles et heurter son crâne dans la chute, de façon à faire répandre sans profit sur le pavé la fine essence qu'il contient. A trois kilomètres de nous il est guéri...mais en deçà. C'est égal, j'ai été rassuré, et je rassure. C'eût été trop triste! Maintenant, si quelques-uns me reprochent d'avoir parlé très sérieusement d'un homme dont beaucoup s'amusèrent sans le comprendre, je répondrai que c'est un plaisir de justice qui n'a d'égal que celui de se moquer de certains qui sont pris, avec moins de raison, trop au sérieux.



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