La crise de folie de Charles VI


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Vers le commencement de juillet 1592, Charles VI partit de Paris pour se mettre à la tête de l'armée qu'il voulait conduire en Bretagne. Il s'arrêta sur sa route à plusieurs reprises, d'abord à St-Germain, où il séjourna quinze jours ; puis à Anneau, chez son secrétaire, Bureau de la Rivière ; puis à Chartres, et enfin au Mans. Le duc d'Orléans et le duc de Bouillon étaient partis avec le roi; lé duc de Berry, le comte de la Marche et le duc de Bourgogne vinrent successivement le joindre. Ils désapprouvaient hautement cette expédition ; mais Charles VI était devenu si violent, si emporté, qu'il était impossible de discuter avec lui ; bien plus, «depuis le premier jour d'août, dit le religieux de St-Denis, il paraissait aux officiers qui l'approchaient de plus près comme tout idiot ; il ne disait que des niaiseries et gardait des gestes et une façon de faire fort messéante à la majesté. Néanmoins il n'en était pas moins absolu, et il le fit bien voir le cinquième du mois, quand il fit publier par les hérauts et les trompettes que toute l'année sortît en bataille de la ville du Mans. » Ce jour choisi pour mettre l'armée en mouvement était le plus chaud qu'on eût éprouvé depuis plusieurs années ; le roi sortit du Mans entre neuf et dix heures du matin par la route d'Angers ; il portait un jaque ou justaucorps de velours noir, qui réchauffait beaucoup, et un chaperon de vermeil ; un soleil ardent dardait sur lui ; il n'y avait aucun de ses hommes d'armes qui ne souffrit cruellement de la chaleur. Comme il traversait une forêt, un fou, qui s'était caché parmi les arbres, s'élança tout à coup à la tète de son cheval. Cet homme, déchaussé, la tête nue, couvert seulement d'un sarreau blanc, saisit la bride du cheval de Charles, en s'écriant : « Roi, ne chevauché plus avant, mais retourne, car tu es trahi, » Les gardes accoururent et firent lâcher prise à ce malheureux. Le roi ne dit rien ; mais ces mots avaient frappé son imagination. Peu de moments après, étant sorti de la forêt, il se trouva dans une grande plaine sablonneuse qu'aucun ombragé n'entrecoupait. Il était alors midi; une poussière intolérable se joignait à l'ardeur du soleil : le cortège du roi se dispersa dans la crainte de l'incommoder ; les seigneurs eux mêmes s'écartèrent pour ne pas le couvrir de leur poudre, quelques pages seulement le suivaient : l'un d'eux ; sommeillant, laissa tomber la pointe de sa lance sur le casque d'un de ses compagnons. Ce cliquetis du fer fit tressaillir le roi ; il se crut attaqué par les traîtres dont l'homme de la forêt lui avait dit qu'il était entouré; et, devenant aussitôt furieux, il s'écria en tirant son épée et lançant son cheval au galop : Avant, avant sur ces traîtres ! II fondit ensuite sur les pages et les écuyers les plus proches de lui. Personne n'osait se défendre autrement qu'en fuyant, et dans cet accès de fureur il tua successivement le bâtard de Polignac, chevalier de Gascogne, et trois autres hommes. Les pages croyaient encore que l'un d'eux avait commis quelque désordre qui l'avait courroucé ; mais quand on le vit venir l'épée haute sur le duc d'Orléans, son frère, on comprit enfin qu'il avait perdu la raison. Le duc de Bourgogne fut le premier à crier : « Haro ! le grand moschêt ( malheur ) ! Monseigneur est tout dévoyé (égaré). » Heureusement pour le duc d'Orléans, il était monté sur un très-bon cheval, et il put se dérober au roi, qui le poursuivait vivement. On convint, pour arrêter celui-ci, de chercher à l'épuiser de fatigue, ainsi que son cheval, et de lui laisser donner la chasse; l'un après l'autre, à ceux qu'il lui prendrait la fantaisie de poursuivre : de cette manière il en abattit encore plusieurs, qui, quand ils ne pouvaient plus l'éviter, se laissaient choir devant le coup. Enfin, comme il était déjà tout haletant, baigné de sueur, ainsi que son cheval, qui se refusait à galoper davantage, un chevalier normand qu'il aimait beaucoup, Guillaume Martel, son chambellan, s'élança sur lui par derrière, et lui arrêta les bras. On lui ôta alors son épée et ses armes ; on le coucha par terre; on le couvrit de son manteau : déjà la faiblesse avait succédé à ce paroxysme de fureur ; il ne parlait plus, il ne faisait plus aucun mouvement ; mais ses yeux roulaient encore dans sa tête d'une manière effrayante. Les deux oncles du roi, se trouvant alors à côté de lui, furent obéis dès qu'ils essayèrent de donner des ordres. Ils décidèrent qu'on reporterait le roi au Mans et qu'on donnerait congé à tous les gendarmes, puisque aussi bien l'expédition de Bretagne était désormais impossible. Dans un siècle superstitieux on s'empresse toujours de chercher des causes occultes aux événements naturels ; ceux qui entouraient le roi disaient qu'il avait été sans doute empoisonné ou ensorcelé. On questionna ses échansons ; on examina le vin qu'il avait bu ; enfin le duc de Berry s'écria « Il n'est empoisonné ni ensorcelé fors que de mauvais conseils. » Le lendemain, comme Charles VI n'était pas mieux, ses oncles ordonnèrent qu'il fût transporté au château de Cray-sur-Oise, pour y être mis sous la garde des médecins, tandis qu'eux mêmes partirent pour Paris.


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