Voici le récit complet de cette célèbre bataille navale présenté lors d’une séance publique des cinq Académies par Georges Lacour-Gayet, le 12 octobre 1914. Ce discours fut prononcé au tout début de la guerre de 1914 et il est surtout destiné à encourager et à maintenir le moral de nos armée.
C'était le 29 mai 1692. Le soleil, en se levant
sur la Manche, éclaira un spectacle maritime d'une singulière grandeur.
À sept lieues environ au nord-est des falaises de Barfleur, deux armées
navales, deux forêts de mâts, étaient en vue ; sur le point de se disputer
quelques lieues carrées de mer, elles faisaient leurs évolutions avant
la bataille. L'une portait les couleurs de France; l'autre portait les
couleurs d'Angleterre et de Hollande.
Une révolution avait donné,
quatre ans plus tôt, la couronne d'Angleterre au stathouder de Hollande
Guillaume d'Orange ; Louis XIV avait pris en mains la cause du roi détrôné,
Jacques II Stuart. Une tentative avait déjà été faite pour lui permettre
de reconquérir l'Irlande ; elle n'avait réussi qu'en partie. Voilà trois
ans que la guerre se traînait. Mais pour la campagne de 1692, le- Roi
de France avait résolu de frapper l'ennemi droit au cœur : il ferait
débarquer non plus en Irlande, mais en Angleterre même, un corps de
20 000 hommes, qui rouvrirait au roi en exil les portes de sa capitale.
Louis XIV s'était-il rappelé les paroles de Mithridate à ses fils
?
Annibal nous l'a dit; croyons-en ce grand homme,
Jamais on ne
vaincra les Romains que dans Rome.
Il s'agissait donc d'aller
vaincre les Anglais à Londres. Des corps d'infanterie furent réunis
à la rade de la Hougue, à l'extrémité nord du Cotentin, et des corps
de cavalerie au Havre et à Honfleur. Jacques II en personne, assisté
du maréchal de Bellefonds, commandait cette armée. Il fallait lui faire
franchir les quelques lieues de mer qui la séparaient des côtes anglaises.
Cet honneur périlleux revint à l'escadre de Brest.
L'amiral qui la
commandait était compté parmi les plus grands hommes de mer de son temps
; il pouvait consoler la France de la mort récente de Duquesne. Anne-Hilarion
de Costentin, comte de Tourville, avait alors cinquante ans; toute sa
vie s'était passée sur mer. Entré dans l'ordre de Malte, il avait commencé
par naviguer sur les galères de la Religion et par faire la course contre
les Barbaresques. Il était passé ensuite sur les vaisseaux du Roi ;
les campagnes de Sicile, si glorieuses pour le nom français, les bombardements
d'Alger, de Gênes et de Tripoli avaient marqué les principales étapes
de sa carrière. Promu à la vice-amirauté du Levant il y avait trois
ans, Tourville avait attaché son nom à deux actions différentes; elles
avaient consacré sa réputation auprès des gens du métier. En 1690, il
avait remporté la victoire de Béveziers, où il avait culbuté une flotte
anglo-hollandaise ; en 1691, il avait fait la campagne du Large, ce
chef-d’œuvre d'habileté manœuvrière.
Saint-Simon a dit de lui : « Il possédait
toutes les parties de la marine, depuis celle d'un charpentier jusqu'à
celle d'un excellent amiral.»
Le ministre de la marine Pontchartrain
avait demandé à Tourville de sortir de Brest avec une cinquantaine de
vaisseaux dans les premiers jours du mois d'avril. On avait calculé
que l'ennemi à pareille date ne pourrait disposer que d'une quarantaine
de voiles; aussi pensait-on que Tourville aurait le loisir d'embarquer
les troupes jacobites réunies en Normandie et de les conduire à Torbay,
où l'on avait projeté de faire la descente.
Des retards, qui ne
dépendaient pas de l'amiral français, avaient différé jusqu'au 12 mai
sa sortie de Brest; ils avaient été pour l'ennemi un gain précieux,
car il avait pu ainsi achever sa mobilisation dans les ports d'Angleterre
et de Hollande.
Le ministre avait fait signer par Louis XIV, le 26
mars, les instructions qui concernaient cette campagne. Quelques passages
sont à citer ici; on en remarquera le caractère singulièrement impératif
:
- « Sa Majesté veut absolument que la diligence qu'elle désire
se fasse; elle s'en prendrait au sieur de Tourville, si elle ne se faisait
pas.
Sa Majesté veut absolument qu'il parte de Brest, quand même
il aurait avis que les ennemis soient dehors avec un nombre de vaisseaux
supérieur à ceux qui seront en état de le suivre.
En cas qu'il les
rencontre en allant à la Hougue, Sa Majesté veut qu'il les combatte,
en quelque nombre qu'ils soient, qu'il les poursuive jusque dans leurs
ports, s'il les bat;. et s'il a du désavantage, Sa Majesté se remet
à lui de sauver l'armée le mieux qu'il pourra. «En post-scriptum
il y avait : « J'ajoute ce mot de ma main à cette instruction, pour
vous dire que ce qu'elle contient est ma volonté, et que je veux qu'on
l'observe exactement. Louis.
Saint-Simon n'a pas trahi l'esprit de ces instructions
singulières en disant que Tourville « eut ordre de combattre, fort
ou faible, où que ce fût ». Qu'est-ce qu'il aurait dit s'il avait
connu cette phrase dans une lettre du ministre à l'amiral ? « Ce
n'est point à vous à discuter les ordres du Roi ; c'est à vous de les
exécuter et d'entrer dans la Manche. Mandez-moi si vous voulez le faire;
sinon, le Roi commettra à votre place quelqu'un plus obéissant et moins
circonspect que vous.»
Tourville était sorti de Brest le 12 mai;
il emmenait trente-sept vaisseaux. Son pavillon flottait à bord du Soleil
Royal.
Construit aux chantiers de Brest sur les dessins du charpentier
Hubac, le vaisseau amiral avec ses 2 5oo tonnes eût fait petite figure
à côté de nos dreadnoughts gigantesques; tel quel, il était à la fois
une œuvre d'art admirable et une puissante machine de guerre. Sur la
poupe, entièrement décorée de sculptures, un bas-relief représentait
Apollon conduisant le char du Jour ; des fanaux énormes surmontaient
l'arrière du vaisseau et lui donnaient un air de somptuosité artistique.
Cette beauté s'alliait à une force que les constructeurs français étaient
les premiers à avoir atteinte; les 110 canons des trois étages de ses
batteries pouvaient lancer en une bordée i 35o livres de mitraille.
9 officiers à l'état-major, 122 officiers mariniers, 900 hommes d'équipage
: tels étaient les effectifs de cette citadelle flottante. Sur un état
du mois d'avril 1692, le vaisseau de Tourville est qualifié : « Bon
voilier à toute voile.»À l'entrée de la Manche, l'escadre française
fut retardée par des vents contraires. Elle fut rejointe alors, le 26
et le 27 mai, au sud des côtes d'Angleterre, par la division du marquis
de Villette, lieutenant général; elle compta à partir de ce moment 44
vaisseaux et 11 brûlots.
L'amiral donna à son armée navale les dispositions
suivantes :
à l'avant-garde, forte de 14 unités, la division de Nesmond,
pavillon sur le Monarque,
la division de d'Anfreville, pavillon
sur le Merveilleux,
la division de Relingues, pavillon sur le Foudroyant;
au corps de bataille, fort de 16 unités, la division de Villette,
pavillon sur l’ Ambitieux,
la division de Tourville, pavillon sur
le Soleil Royal,
la division de Langeron, pavillon sur le Souverain;
à l'arrière-garde, forte de 14 unités, la division de Coëtlogon,
pavillon sur le Magnifique,
la division de Gabaret, pavillon sur
l'Orgueilleux,
la division de Panetié, pavillon sur le Grand.
A côté des noms de l'amiral commandant en chef,
des lieutenants généraux et des chefs d'escadre, on voudrait pouvoir
citer les noms de tous les commandants; tous furent, en effet, des soldats
héroïques. Quarante-huit heures après sa formation, l'armée navale du
Roi de France arrivait en vue des côtes du Cotentin.
Le jour se
levait à peine, dans la matinée du 29 mai, quand le capitaine de vaisseau
de la Roche- Allart, détaché en chasse avec le Henri, signala des bâtiments
ennemis qui croisaient un peu au nord de Barfleur. La brume se dissipa
peu à peu; alors les vigies purent faire le compte de ces vaisseaux
qui portaient les pavillons d'Angleterre et de Hollande. Il y en avait
89 ; leurs équipages comptaient 42 000 hommes, et leur artillerie 7
144 pièces. Les Français n'avaient même pas la moitié de ces effectifs,
44 vaisseaux, 20 000 hommes, 3 1 14 canons. Comment Tourville n'avait-il
point eu connaissance de cette supériorité écrasante de l'ennemi? Au
dernier moment des corvettes lui avaient été envoyées pour l'en informer;
quand elles le rejoignirent, la bataille était déjà engagée. Tourville,
en effet, n'avait pas eu une minute d'hésitation. Il n'assembla point
un conseil de guerre, il ne consulta pas ses officiers généraux; il
fut le vrai chef, le chef qui prend sur lui toutes les responsabilités.
Ses instructions lui donnaient l'ordre absolu de combattre les ennemis,
en quelque nombre qu'ils fussent; on avait donné à entendre qu'il manquait
de décision et de courage. Il fit sur l'heure même ce que lui commandaient
les ordres du Roi et son honneur de soldat.
L'amiral français signala
aussitôt de former la ligne pour marcher à l'ennemi. Cependant l'armée
anglo-hollandaise, que commandait l'amiral Russell, se déployait en
un grand arc de cercle, dont les deux extrémités cherchaient à doubler
les ailes des Français. Tourville était arrivé à une portée de mousquet
de l'amiral d'Angleterre; pas un coup de feu n'avait encore été tiré.
Les jours précédents, des bruits de défection avaient circulé à bord
de l'escadre anglo-hollandaise.
Quand les Hollandais virent Tourville s'avancer
avec cette mâle assurance, ils crurent qu'une partie des Anglais étaient
d'intelligence avec lui; mais toute équivoque fut bientôt dissipée.
Vers dix heures du matin, un coup de canon fut tiré sur le Saint-Louis,
de la division de Nesmond ; ce fut, de part et d'autre, le signal d'une
décharge générale.
« Rien, dit avec raison une relation française,
rien ne fut si fier ni si glorieux que notre combat. »Nesmond, qui
commandait l'une des trois divisions de la droite, avait attaqué les
Hollandais avec une impétuosité extrême; le vent, qui tourna peu à peu,
faillit le mettre dans une situation dangereuse. L'ennemi essaya de
le tourner pour se rabattre par derrière, soit sur notre aile droite,
soit sur notre corps de bataille; mais le tir de nos canonniers empêcha
le succès de cette manœuvre. Nulle part la bataille ne fut plus opiniâtre
qu'au centre. Tourville avait audacieusement conduit Soleil Royal par
le travers du Britannia de Russell. Il attira ainsi sur lui plusieurs
vaisseaux ennemis ; sa perte à un moment parut inévitable ; mais il
s'obstina dans son offensive audacieuse : pas un instant il ne ralentit
le feu de ses batteries. Le brave Coëtlogon vint mettre le Magnifique
à côté du Soleil Royal, et les deux vaisseaux firent rage de tous leurs
sabords. À un moment la fumée devint si épaisse que Français et Anglais
furent obligés de cesser le feu pour ne pas courir le risque de tirer
sur leurs propres bâtiments. Soleil Royal Les ennemis imaginèrent, vers
la fin de la journée, de lancer sur le Soleil Royal une flottille de
brûlots ; mais les uns furent remorqués par nos chaloupes, les autres
coulés bas par nos canonniers. En passant près du vaisseau amiral, ces
engins incendiaires avaient dégagé une chaleur insupportable ; un officier
déclara qu'il aimait mieux se griller le nez que de tourner le dos aux
ennemis.
« Le soleil qui venait de se coucher, rapporte un combattant,
avait laissé l'horizon tout rouge, et la fumée du canon s'y mêlant faisait
paraître l'air tout enflammé. »Soleil Royal Vers neuf heures du
soir, les ennemis prirent la direction du Nord; un de leurs vaisseaux
avait été coulé, un autre avait sauté. Quand la bataille s'arrêta, après
douze heures de canonnades et de manœuvres, Tourville restait maître
de ce champ de bataille si disputé ; le Soleil Royal portait dans ses
flancs les traces de glorieuses blessures, mais les couleurs de France
claquaient joyeusement à ses mâts.
L'histoire militaire offre peu d'exemples d'une aussi admirable solidité. 44 vaisseaux, il faut le redire encore, en avaient attaqué 89 et les avaient forcés à leur laisser le champ libre. Si Tourville n'avait engagé cette lutte de géants que pour se conformer à la lettre même de ses instructions, son audace, sa fermeté, son héroïsme avaient fermé pour jamais la bouche à la calomnie. Il avait fait des prodiges ; ses lieutenants, les Coëtlogon, les Nesmond, les d'Anfreville, les Villette, et combien d'autres, avaient été dignes d'un tel chef. Quel exemple éloquent que le nombre n'est pas tout, que la victoire n'est pas fatalement du côté des gros bataillons! Notre amiral avait vaincu, parce qu'il avait eu ancrée au fond du cœur la volonté de vaincre, parce que ses états-majors et ses équipages, véritable escadre de frères, étaient prêts à tout pour sauver l'amiral ou pour périr avec lui. Dans cette journée de Barfleur, dans cet héroïque 29 mai 1692, Tourville et son armée navale ont bien mérité de la patrie. Admirable leçon d'énergie et de cohésion, toute à l'honneur de la marine française, qu'il ne faut cesser de glorifier et de donner en exemple ; elle prouve une fois de plus que c'est l'âme qui gagne les batailles. Mais n'est-ce pas le propre de nos annales militaires de terre et de mer d'avoir vu apparaître aux heures les plus critiques les chefs à l'obstination indomptable? Turenne en Alsace, Tourville à Barfleur, Villars à Denain, Suffren à Providien ou à Trincomali, Jourdan à Fleurus, Davout à Auerstaedt, Napoléon en Champagne, Chanzy au Mans, nos généraux qui luttent à l'heure présente des côtes de la mer du Nord à la crête des Vosges, tous ces Français, tous ces héros de l'action, forcent l'admiration de l'histoire moins encore par leur génie militaire que par leur inébranlable ténacité, par leur volonté de vaincre que rien ne peut abattre. Gloire à ces vaillants en qui la volonté surabonde ! 0 France! Douce France, ô ma France bénie, Rien n'épuisera donc ta force et ton génie ! Terre du dévouement, de l'honneur, de la foi, Il ne faut donc jamais désespérer de toi, Puisque, malgré tes jours de deuil et de misère, Tu trouves un héros dès qu'il est nécessaire! L'effort, surhumain de la journée de Barfleur ne pouvait se renouveler. Si nos 44 vaisseaux étaient encore en ligne, la plupart avaient des avaries trop sérieuses pour être ramenés au combat. Il fallait gagner un port au plus vite; là, on pourrait remettre l'escadre en état. Mais où aller? Le Cotentin n'offrait alors aucun abri. Les Français passèrent la nuit à réparer sur place leurs avaries les plus urgentes. Le lendemain, 3o mai, l'amiral donna le signal d'appareiller. Alors commença pour ces vaillants une odyssée de quatre jours aux étapes douloureuses. Tourville avait à ce moment avec lui 35 vaisseaux. 4, en effet, s'étaient retirés avec Gabaret dans la direction du nord-ouest et devaient finir par arriver à Brest; 5 autres, avec Nesmond, avaient doublé la pointe de Barfleur et avaient mouillé à la Hougue. L'amiral avait décidé de gagner les côtes de Bretagne, Saint-Malo ou Brest, par le raz Blanchard, qui ouvre entre le Cotentin et les îles anglo-normandes la route la plus courte.
Il importait de se hâter; l'armée ennemie était
signalée à une petite lieue à peine en arrière. Nos 35 vaisseaux s'engagèrent
dans le raz Blanchard; mais II beaucoup naviguaient mal, et dans ces
parages les vents et les marées déterminent des courants d'une extrême
violence. 22 seulement parvinrent à passer, sous la direction du chef
d'escadre Panetié. Mais pourraient-ils entrer à Saint-Malo? Soleil Royal
Il y avait à bord de l'un de ces vaisseaux un pilote du Croisic, Hervé
Riel, justement réputé pour son sang-froid et sa connaissance de la
côte bretonne. On le laissa faire; grâce à lui, les 22 vaisseaux mouillèrent
sains et saufs sur les bords de la Rance. Alors on demanda à Hervé Riel
: « Quelle récompense veux-tu? »Et le bon pilote, qui était un
bon mari, répondit : « Un congé, pour aller voir ma femme. »13
vaisseaux, engagés trop tard dans le détroit, avaient dû revenir en
arrière; le Soleil Royal était l'un d'eux. Le glorieux bâtiment était
presque hors d'état de naviguer. Tourville, le désespoir au cœur, dut
abandonner le vaisseau où il venait de vivre les heures les plus héroïques
de sa vie; il le confia aux commandants Desnots et Champmeslin, et il
porta son pavillon sur l’ambitieux. Le Soleil Royal et 2 autres vaisseaux,
l’Admirable et le Triomphant, s'échouèrent sur la plage de Cherbourg.
Les 10 vaisseaux qui restaient doublèrent la pointe de Barfleur et arrivèrent
le même soir à la Hougue. Sur les 5 qui étaient arrivés la veille à
ce mouillage, 3 avaient repris la mer avec Nesmond ; leur aventure fut
singulière, ils devaient rentrer à Brest après avoir fait le tour des
iles Britanniques. Bref, le soir du 31 mai, 12 vaisseaux avaient jeté
l'ancre sur la rade de la Hougue. Le même jour, Tourville, Villette
et d'Anfreville descendirent à terre ; un conseil fut tenu avec Jacques
II, le maréchal de Bellefonds, l'intendant Bonrepaus et les chefs du
corps expéditionnaire. On parla d'organiser une défense de la rade avec
des chaloupes, des estacades, des batteries; mais deux jours se passèrent
en vaines discussions. Alors on prit le parti de faire échouer les vaisseaux,
6 près de l'île de Tatihou, 6 dans le port même de la Hougue. Le 2 juin,
les Anglo-Hollandais apparaissaient à l'entrée de la rade; ils lançaient
leurs brûlots sur ces masses inertes et impuissantes. Tourville monta
sur le canot de l'Ambitieux avec Villette et Coëtlogon, et il essaya
avec une quinzaine de chaloupes de repousser cette attaque ; mais, le
jour même ou le lendemain 3 juin, les 12 vaisseaux furent la proie des
flammes. Tel avait été aussi le sort des 3 vaisseaux qu'on avait échoués
à Cherbourg; ceux-là du moins avaient, vendu chèrement les dernières
heures de leur existence. Quinze vaisseaux avaient été brûlés. C'était
le droit de l'ennemi de détruire ces instruments de combat. Car le jeu
terrible de la guerre a pour objet de mettre l'adversaire dans l'impossibilité
d'agir en lui prenant ses soldats et ses armes. La guerre n'a jamais
consisté à fusiller des enfants, à incendier des bibliothèques, à bombarder
des cathédrales. Il était réservé à un peuple, qui se vante de sa culture,
de se déshonorer à jamais par ces abominables infamies. Quand Louis
XIV apprit ces journées dramatiques, il s'exprima à peu près comme Philippe
Ier après la ruine de l'Invincible Armada : Soleil Royal « Je n'ai
rien à me reprocher; je ne commandais au point aux vents; j'ai fait
ce qui dépendait de moi. Dieu a fait le reste. »Soleil Royal Il
ne tint pas rigueur à Pontchartrain, à qui ses ordres impératifs et
sa suspicion à l'égard de l'amiral créaient une lourde responsabilité.
A Tourville même, il fit servir une gratification de 20000 livres et,
dix mois plus tard, il lui donnait le bâton de maréchal de France. Le
bâton de maréchal ! l' emblème par excellence de l'autorité militaire,
la décoration insigne que la Royauté et l'Empire ont donnée à des soldats
d'élite, la récompense belle entre toutes que la République tient aujourd'hui
en réserve pour les chefs qui délivreront la France, qui vengeront la
Belgique, la vaillante, la noble, l'admirable Belgique qui rendront
à la patrie la Lorraine de Ney et l'Alsace de Kléber. Un autre témoignage
dut aller droit au cœur de Tourville. Le commandant en chef de l'escadre
alliée, l'amiral Russell, lui écrivit; il tenait, en effet, ce sont
les termes mêmes de sa lettre, à « le féliciter sur l'extrême valeur
qu'il avait fait voir en l'attaquant avec tant d'intrépidité et en combattant
si vaillamment, quoique avec des forces si inégales ». Alors la
guerre était courtoise et loyale. Alors les Français avaient en face
d'eux des hommes comme il faut, des gentlemen. Français et Anglais s'étaient
battus à Barfleur et à la Hougue avec une énergie suprême, parce que
le soldat doit combattre - jusqu'au bout pour la gloire et l'honneur
du drapeau; mais, la lutte finie, ils pouvaient se tendre la main avec
une estime réciproque. Si jamais la défense du droit et de la civilisation,
si jamais la défense des neutres lâchement attaqués, odieusement torturés,
pour avoir tout sacrifié à la défense de l'honneur et de la liberté,
amenait les Français et les Anglais à combattre côte à côte, ils le
feraient sans hésiter, en alliés loyaux, attachés les uns aux autres
par un pacte sacré et indestructible; car, à Londres et à Paris, comme
à Pétrograd, on n'a qu'une parole; à Londres et à Paris, comme à Pétrograd,
on estime que les traités sont mieux que « des chiffons de papier
». Toujours à la peine, toujours à l'honneur : n'est-ce pas la devise
de notre marine? A Barfleur, elle combattit pour un champ de bataille.
Aujourd'hui, elle monte la garde dans la Méditerranée, tandis que l'ennemi
reste terré dans ses ports, derrière ses mines. Mais le pays sait ce
qu'il doit aux sentinelles qui lui assurent la maîtrise de la mer. Notre
table est régulièrement fournie; nos usines ne cessent pas d'être approvisionnées
; les soldats de l'armée d'Afrique et les soldats de l'armée des Indes
combattent à côté de leurs frères d'Europe. Aussi notre reconnaissance
n'oublie pas les officiers de marine et les matelots qui, là-bas, jour
et nuit, par tous les temps, jouent le rôle de chiens de garde. Patience!
L'heure viendra aussi pour les chiens de chasse. En France, les journées
de Barfleur avaient causé une émotion profonde ; la nation avait transformé
en un désastre la perte de ses 15 vaisseaux. Dieu merci, ces pertes
matérielles furent réparées tout de suite. L'histoire, mieux informée,
a fait comme le Grand Roi : elle a rendu pleine justice à l'amiral qui
a offert un des plus beaux spectacles d'audace et de ténacité dont nos
annales puissent s'enorgueillir. A cette heure où nos soldats et nos
marins combattent pour la patrie, l'Académie des Sciences morales et
politiques a pensé qu'il était opportun de décerner à l'armée française
un hommage public, en commémorant dans cette séance solennelle la glorieuse
journée du 29 mai 1692. C'est l'honneur d'une nation de rappeler ces
exemples d'héroïsme et de les empêcher de périr; c'est sa joie et son
orgueil de saluer d'un même cri d'amour et de reconnaissance ceux qui,
à toutes les époques, ont combattu pour le drapeau national.
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts
pour elle !
Aux martyrs ! Aux vaillants ! Aux forts
A ceux qu'enflamme
leur exemple
Et qui mourront comme ils sont morts
Qui veulent
place dans le temple
Et qui mourront comme ils sont morts !
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