La Bataille de Bouvines


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Philippe Auguste à la bataille de Bouvines

De toutes les grandes dates de l'histoire de France, au moyen âge, il n'en est point qui sonne plus joyeusement que celle de la bataille de Bouvines — si ce n'est peut-être celle de la reprise d'Orléans par Jeanne d'Arc — ni qui ait conservé à travers les siècles une plus vive signification. C'est qu'en effet, cette journée est la première manifestation, en même temps que le premier triomphe de l'unité nationale; c'est la première victoire bien française et qui mérite d'autant mieux d'être célébrée à ce titre qu'elle a été remportée sur la coalition des ennemis que notre pays n'a cessé de retrouver devant lui, toujours prêts à s'opposer à son développement, toujours ardents à contrecarrer ses destinées: l'Angleterre et l'Allemagne, appuyées sur la grande féodalité du nord et du nord-est.
A Bouvines a été bien réellement posée et décidée la question de savoir s'il y aurait une nation française ; si, suivant l'expression énergique d'un historien, celui qui était en passe de devenir le roi de France serait contraint de redevenir le roi de Laon, comme les derniers Carolingiens. Et c'était bien l'importance de l'enjeu qui avait réuni dans une sorte de croisade les éléments les plus divers et les plus disparates, excités par une haine commune, et aussi par des appétits communs : Jean sans Terre, ce triste roi d'Angleterre, qui est bien un des princes les plus méprisables, une des figures les plus antipathiques du moyen âge ; Othon IV, l'empereur d'Allemagne ; Ferrand, comte de Flandre et de Hainaut ; Renaud de Dammartin, comte de Boulogne ; le comte de Hollande, les ducs de Brabant, de Lorraine et de Limbourg.
Les coalisés s'étaient partagé à l'avance le royaume qu'ils ne doutaient pas de conquérir : l'empereur aurait la Champagne et la Bourgogne ; les comtes de Flandre et de Boulogne, tout le nord et le centre jusqu'à la Loire; le roi d'Angleterre, les provinces situées au sud de ce fleuve. Ainsi notre pays, qui déjà préludait à sa puissante unité, était bel et bien menacé de subir une nouvelle dislocation politique et de se voir rejeté dans le chaos féodal d'où il commençait à sortir. Par bonheur, ni le roi ni le royaume ne s'abandonnèrent. Philippe-Auguste adressa un énergique appel à toutes les forces vives de la France et sut les rassembler en un solide faisceau; « personne ne faillit au roi, ni la bourgeoisie ni la noblesse ; tous se levèrent en armes à sa voix, les communes comme les barons. »

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La bataille de Bouvines

Et il ne fallait rien moins que ce concours dévoué, que cet élan vraiment patriotique (devançant l'idée même de patrie) pour faire face à la double invasion qui menaçait nos frontières: tandis qu'au sud-ouest, Jean sans Terre débarquait à La Rochelle avec une armée imposante, au nord, 80 000 Allemands, Flamands, Brabançons, Hollandais, Lorrains, renforcés par un gros contingent anglais, s'avançaient jusqu'à l'Escaut, sous le commandement d'Othon en personne. Il est vrai que le roi d'Angleterre, peu soucieux de s'engager à fond, tant que ses alliés n'auraient pas obtenu des succès décisifs, se laissait aisément contenir par les troupes que Philippe envoyait dans le Poitou et à la tête desquelles il avait placé son fils Louis (depuis Louis VIII); mais arrêter l'empereur était chose moins facile, et ce fut contre ce dernier que le roi de France tourna tous ses efforts. Avec ses vassaux, ses arrière-vassaux et les milices communales, il avait environ 25 000 hommes, dont 20 000 à pied et 5 000 à cheval: son armée était donc inférieure des deux tiers à celle avec laquelle elle allait se mesurer Aussi, à défaut de l'avantage du nombre, Philippe manœuvrât- il pour mettre de son côté l'avantage du terrain, et c'est ce qui explique la série de marches et de contremarches qui précédèrent la bataille : quatre jours avant celle-ci, le 23 juillet, Othon campait à Valenciennes et Philippe à Péronne ; mais, au lieu de marcher directement de la Somme à l'Escaut, le roi de France se porta vers le nord, comme s'il voulait gagner Lille; puis, arrivé à la hauteur de Douai, fit un brusque à droite et se dirigea sur Tournai. Ce mouvement, qui menaçait les communications des coalisés décida l'empereur à lever son camp et à livrer bataille. Dans cette vue, il vint prendre position près de Mortagne, au confluent de la Scarpe et de l'Escaut. Philippe voulait venir l'y attaquer ; mais, dit un chroniqueur, « ses barons l'en déconseillèrent, parce que les avenues, jusqu'à l'ennemi, étroites et difficiles », et il se détermina à rétrograder vers l'ouest, pensant bien entraîner l'ennemi à sa suite. C'est ce qui arriva en effet: au moment où les Français atteignaient Bouvines, sur la Marcq, et commençaient à passer cette rivière, ils apprirent que l'armée des alliés s'avançait derrière eux « en batailles ordonnées» et était sur le point de les rejoindre. Philippe eut bientôt pris son parti: brusquement, il se retourna et « fit tête» : avant la fin de la journée, la victoire- une victoire signalée! — allait être la récompense de cette résolution énergique. Entre l'Escaut et son sous-affluent la Marcq (dont il reçoit les eaux par la Lys) s'élève un plateau assez étendu, dont l'altitude oscille entre 40 et 60 mètres, alors que celle de la région environnante ne dépasse guère 30 mètres et descend même jusqu'à 15.

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Philippe Auguste en prière - Vitrail de l'Eglise Saint Pierre de Bouvines

Ce plateau, dont le sol argileux constitue une excellente terre à blé, était, dès le XIIIème siècle, déboisé et mis en culture. Mais, à cette époque, les fonds qui le bornent du côté du nord étaient beaucoup plus marécageux qu'à présent, et, au sud, s'étendait une vaste et épaisse forêt, reste de la fameuse forêt Charbonnière. Le terrain ainsi découvert où pouvaient se mouvoir et se déployer les armées, entre Tournai et Bouvines, était donc strictement limité: c'était la partie du plateau traversée par la voie romaine de Tournai à Seclin, retrouvée de nos jours par M. Henri Delpech,et les recherches de cet écrivain l'ont judicieusement conduit à placer le théâtre même de l'action à environ 3 kilomètres à l'est de Bouvines, entre ce bourg et les villages de Créplaine et de Camphin. Othon, débouchant par la voie romaine, l'abandonna à Créplaine, pour prendre position un peu au nord, sur l'éminence allongée et aux pentes adoucies où s'est élevée depuis la Chapelle-aux-Arbres. Philippe-Auguste, revenu sur ses pas, rangea ses troupes en bataille à 200 mètres environ des alliés, sur un front parallèle au leur et, par suite, orienté sensiblement de l'ouest à l'est. Ce dispositif lui permettait de couvrir le pont de Bouvines, qui était sa seule ligne de retraite, et, d'autre part, d'avoir le soleil à dos, ce qui ne laissait pas d'avoir son importance par cette chaude journée de juillet; il était beaucoup mieux entendu, à coup sûr, que celui de l'Empereur, qui, pour occuper une crête légèrement dominante, était allé s'adosser à des fondrières, où il risquait fort d'être jeté en cas d'insuccès. On longe aujourd'hui l'extrémité occidentale du champ de bataille de 1214, lorsqu'on se rend de Lille à Orchies par la ligne secondaire qui se détache, à Ascq, de celle de Tournai. Bouvines reste à 1 kilomètre à peu près sur la droite, et, du chemin de fer, on n'aperçoit point la belle église, de style ogival, bâtie il ya une quinzaine d'années, sur l'emplacement de celle où, suivant la tradition, Philippe-Auguste était entré pour prier avant de marcher à l'ennemi. Dans le voisinage de cette église, on montre encore la source au bord de laquelle le roi se reposa, sous un frêne que les gens du pays renouvelaient pieusement, jusqu'à une époque très rapprochée de nous, pour perpétuer le souvenir qui s'y rattachait. Quant au monument commémoratif de la bataille, qui a été érigé en 1863 par les soins de la commission historique du département du Nord, il se trouve à l'entrée du bourg, du côté de la station, à demi masqué, malheureusement, par une maison avançant sur la route: c'est un obélisque en pierre, des plus simples, de 6 m. 50 de haut, avec cette laconique inscription: Bataille de Bouvine – 27 juillet 1214. A quelques pas de là, une élégante petite chapelle, dont une statue en pied de Philippe-Auguste orne la façade, rappelle également cette journée mémorable. Naguère elle avait aussi son monument à Paris, l'église Sainte-Catherine, à l’entrée de laquelle on lisait, sur deux tables de pierre, d'un côté:«A la prière des sergents d'armes Monsieur Saint Louis fonda cette église et y mit la première pierre, et fut pour la joye de la victoire qui fut au pont de Bouvines l'an mil deux cent quatorze» ; et, de l'autre côté: « Les sergents d'armes, pour le temps gardaient le dit pont et vouèrent (firent vœu) que si Dieu leur donnait la victoire ils fonderaient une église à Madame Sainte Katherine, et ainsi fut-il ».

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Les charges furieuses de Saint-Pol coupent et dispersent la cavalerie flamande - Vitrail de l'Eglise Saint Pierre de Bouvines

L'église a été démolie en 1782 pour faire place à un marché, et il n'en reste plus le moindre vestige ; mais, tout près de Senlis, à Villemétrie, dans un parc, on peut encore admirer les ruines imposantes de l'abbaye de la Victoire, fondée par Philippe-Auguste en mémoire de celle qu'il avait remportée sur Othon, et, sans nul doute, à l'instigation d'un homme qui joua un grand rôle ce jour-là et pendant tout le reste du règne: le célèbre chancelier Guérin. Guérin (Garinus, dans les chroniques) était, en effet, évêque de Senlis depuis 1213. Ancien frère profès de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, il se distingua comme homme de guerre, non moins que comme homme d'État, et même fut réellement le bras droit — sinon la tête — de Philippe à la bataille de Bouvines. Les dispositions qu'il prit ou conseilla avant et pendant l'action dénotent de véritables talents militaires, et il contribua d'autant plus puissamment au gain de la journée que, dans le camp opposé, un seul homme aurait pu rivaliser avec lui, — un Français aussi, du reste, — le comte Renaud de Boulogne. Toutefois, il ne faut pas se dissimuler que, dans cette bataille, on chercherait en vain quelques signes précurseurs de la renaissance de l'art militaire : c'est le type de la bataille féodale, de l'attaque parallèle, du choc de front, suivis d'une effroyable mêlée, mais sans trace de manœuvre. Le combat général se décompose en une infinité de combats singuliers, de duels corps à corps, où chacun se rue sur celui qui lui fait face. On y voit les rois jouer le même rôle et courir les mêmes dangers que les simples écuyers, et, comme l'a fait remarquer le général Lamarque, les capitaines y sont bien plus occupés à tuer qu'à commander. Vir virum legil — l'homme « empoigne » l'homme: toute la tactique du temps des croisades est comprise dans ces trois mots. Quoi d'étonnant? La tactique et la chevalerie étaient, pour ainsi dire, incompatibles, inconciliables, et le colonel Rocquancourt, dans son Traité d'art et d'histoire militaires si connu, en a fort bien explique la raison : «La première, dit-il, repousse toute action individuelle et morcelée, pour prescrire exclusivement l'emploi des masses; la seconde, au contraire, ignorant ou dédaignant l'art d'organiser celles-ci, ne reconnaît et n'estime que la prouesse — mot ancien, mais très expressif, pour indiquer un fait d'armes isolé dans lequel le héros doit plus à sa bravoure et à sa force physique qu'à la réflexion. » C'est pourquoi l'art de la guerre ne commencera à faire de sérieux progrès que lorsque les armes à feu auront tué la chevalerie en mettant brutalement un terme aux « vaillantes chevauchées» et aux belles « passes d'armes» où elle se complaisait et où elle excellait. Et c'est pour avoir été le berceau, pour être restée la terre classique des méthodes et des mœurs chevaleresques que la France paiera par tant de revers, au cours de la guerre de Cent Ans, le succès si complet et si décisif qu'avaient suffi à lui assurer, à Bouvines, la bouillante valeur du roi Philippe et le courage réfléchi de l'évêque-chancelier Guérin.

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Philippe Auguste à la bataille de Bouvines

Le 27 juillet, au matin, le roi Philippe se dirigeait de Tournai sur Lille, lorsque le vicomte de Melun et frère Guérin, des Hospitaliers de Saint-Jean, évêque élu de Senlis, qui s'en étaient allés reconnaître l'ennemi, vinrent l'avertir qu'Othon s'était, de son côté, mis en mouvement de Mortagne, et que, d'après l'ordre où marchaient ses troupes, ils ne doutaient point que l'Empereur ne se préparât à livrer bataille. Othon, en effet, avait compté attaquer les Français après que la moitié de leur armée aurait passé le pont de Bouvines; ce pont traverse une petite rivière, la Marcq, qui se jette dans la Lys. L'armée des alliés s'avançait sur trois colonnes: celle de gauche, à la tête de laquelle se trouvait le comte Ferrand, se composait de la noblesse flamande et hollandaise ; celle du centre, conduite par l'Empereur lui-même, comprenait les divers corps allemands; celle de droite, aux ordres de Renaud de Boulogne, les vassaux de ce grand feudataire, l'âme de la coalition, les bandes de Brabançons qu'il avait prises à sa solde; enfin le contingent anglais, fort de 6000 chevalier sou archers, sous le comte de Salisbury, frère naturel de Jean sans Terre. Lorsque les coureurs d'Othon atteignirent l'arrière-garde des Français, la moitié de l'armée française avait déjà défilé par le pont de Bouvines. Le roi lui-même, fatigué du poids de ses armes et de la longueur du chemin, se reposait à l'ombre d'un frêne, près d'une église consacrée à saint Pierre. Averti de l'approche de l'ennemi, il entra dans l'église, adressa une courte prière au Seigneur, puis en ressortit le visage tout joyeux, « comme s'il se rendait à des noces» et monta aussitôt son cheval t. Et aussitôt on entendit retentir au travers du champ le cri: « Aux armes! aux armes»! Les trompettes sonnaient, les escadrons qui avaient déjà passé le pont revenaient en arrière. On fit redemander aussi l'oriflamme de Saint-Denis, qui, dans les combats, doit précéder toutes les autres; mais comme elle tardait à revenir, on ne l'attendit pas, et Philippe se rendit à la première ligne, où une petite élévation le séparait des ennemis. Ceux-ci voyant, contre leur espérance, que le roi était de retour, et frappés d'étonnement, tournèrent sur la droite et s'étendirent à l'occident, pour occuper la partie la plus élevée de la plaine. Le roi déploya son armée au midi, vis-à-vis d'eux, ayant dans le dos le soleil, qui était, ce jour-là, plus ardent que de coutume. Avec l'aide de l'évêque élu de Senlis, il la rangea sur une seule ligne d'environ 1000 pas de longueur. L'ordre de bataille des Français était le suivant: A la droite, que commandait le duc de Bourgogne, étaient les hommes d'armes et les milices de la Bourgogne, de la Champagne, du Soissonnais et de la Picardie. Au centre, autour du roi et de ses chevaliers, devaient se masser, au fur et à mesure de leur arrivée, les communes de l'Île-de-France et de la Normandie, rappelées de la rive gauche de la Marcq ; à la gauche, sous les comtes de Dreux et de Ponthieu, étaient les milices du Perche, du Ponthieu et du Vimeu. L'armée française n'avait aucune réserve, si ce n'est les 150 «sergents d'armes» du roi, préposés à la garde du pont de Bouvines et à la surveillance des bagages laissés au hameau voisin de l'Hôtellerie. .

Note

Quant à l'armée des alliés, son ordre de bataille dérivait de son ordre de marche même: la colonne de droite (le corps de Renaud de Boulogne et les Anglais de Salisbury) était devenue l'aile droite, s'étendant vers la Marcq; celle de gauche (les Flamands du comte Ferrand), l'aile gauche, en avant de Camphin; enfin le centre restait formé par les Allemands d'0thon, de sorte que l'Empereur se trouvait face à face avec le roi de France. Les armées demeurèrent ainsi en présence pendant quelque temps, n'étant séparées l'une de l'autre que par un court espace. Autour de Philippe se pressaient les plus vaillants chevaliers de l'armée française, Guillaume des Barres, Galon de Montigny, Pierre de Mauvoisin, Barthélemy de Roye, Étienne de Longchamp, Guillaume de Mortemart, Guillaume de Garlande, le jeune comte de Bar, et d'autres encore. Derrière le roi s'était placé Guillaume le Breton, son chapelain, à qui nous devons une curieuse relation de la bataille. Le Breton, de concert avec un autre clerc, ne cessa de chanter des psaumes pendant tout le combat, bien que sa voix, nous apprend-il lui-même, fût souvent entrecoupée par des larmes et des sanglots. La bataille s'engagea un peu avant midi, à la droite des Français. Ceux-ci envoyèrent un corps de 150 gendarmes pour escarmoucher avec les Flamands, qui n'eurent point de peine à l'emporter tout d'abord. Mais le combat fut bientôt rétabli par l'entrée en ligne des chevaliers, que dirigeait le comte de Montmorency, et s'étendit progressivement au centre et à la gauche. Dans cette lutte, qui devint bientôt acharnée, on vit se distinguer, par la plus brillante bravoure, le comte Gaucher de Saint-Pol, un de ceux dont on s'était défié et qui avait dit à l'évêque élu de Senlis ce qu'il lui ferait voir qu'il était bon traître ». Le vicomte de Melun, comme Saint-Pol, fit une trouée au milieu des ennemis et revint par un autre endroit, après avoir traversé deux fois leur ligne. On faillit faire prisonnier le duc de Bourgogne, qui avait eu un cheval tué sous lui et qui, doué d'un fort embonpoint, ne pouvait parvenir à se dégager; l'intervention de ses Bourguignons le tira toutefois d'affaire. Enfin, après trois heures de combat, tout le poids de la bataille s'abattit sur Ferrand et les siens. Blessé et renversé à terre, le comte de Flandre fut pris avec beaucoup de ses chevaliers; il avait presque perdu le souffle lorsqu'il se rendit à Hugues de Moreuil et à Jean, son frère. Pendant ce temps, les milices de l'Île-de-France, accourues de l'autre rive, avaient fait leur apparition sur le champ de bataille et étaient venues se ranger au centre, où elles voyaient flotter l'étendard fleurdelisé, que portait ce jour-là le brave Galon de Montigny. Celles de. Corbie, Amiens, Beauvais, Compiègne et Arras, passant entre les rangs des chevaliers, vinrent se mettre en bataille devant le roi; mais elles furent chargées incontinent par les chevaliers et les piquiers allemands, « hommes très belliqueux et très audacieux », qui les refoulèrent en désordre et parvinrent presque jusqu'à Philippe. Ce que voyant, les barons qui formaient la garde du roi s'élancèrent en avant pour le mieux couvrir, sans prendre garde qu'il restait entouré par des hommes de pied allemands et brabançons; l'un de ceux-ci, l'ayant saisi avec son crochet, le jeta à bas de son cheval; mais la bonté de son armure le sauva: il fut impossible d'y trouver un joint pour faire passer la pointe d'une épée ou d'un poignard. Galon de Montigny, qui, en agitant son étendard, appelait du secours, réussit enfin à arracher Philippe des mains de l'ennemi, et, avec l'aide de Pierre Tristan, put le remettre en selle. : Presque au même instant, l'Empereur courait un non moins grand péril. En effet, les chevaliers français avaient percé jusqu'à lui, et, pendant que Pierre de Mauvoisin saisissait la bride de son cheval, Gérard Scropha le frappait à coups de dague dans la poitrine, sans pouvoir néanmoins traverser son armure, qui n'était pas moins bien trempée que celle de Philippe. Un autre lui porta un vigoureux coup de masse d'armes; mais ce fut son cheval qui, en se cabrant, le reçut sur la tête, ce qui, après un instant d'étourdissement, le fit tourner sur lui-même et partir au galop du côté où il était venu. En voyant l'Empereur tourner ainsi le dos, le roi dit aux siens: « Vous ne verrez plus sa face d'aujourd'hui! » Cependant, au bout de peu de chemin, le cheval d'Othon tomba mort; mais on lui en présenta aussitôt un autre, avec lequel il put reprendre sa course. Deux fois, Guillaume des Barres l'avait rejoint et tenu par son heaume ;mais il fut sauvé par la rapidité de sa monture et par l'épaisseur des rangs de ses soldats. La bataille ne finit pourtant point par la fuite d'Othon.

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maquette du monument commémoratif de la bataille de Bouvines élevé pour le septième centenaire

Le comte de Tecklenburg, le comte de Dortmund et plusieurs autres vaillants chevaliers d'outre-Rhin firent encore une fois reculer les Français; mais ces derniers, revenant en plus grand nombre, ils furent tous pris ou se rendirent. Ce fut alors qu'on commença à voir le duc de Louvain, le duc de Limbourg, Hugues de Boves et bien d'autres s'éloigner précipitamment du champ de bataille par groupes de cinquante ou cent à la fois, Renaud, comte de Boulogne, s'obstinait au combat: « Il bataillait si durement que nul ne le pouvait vaincre, ni surmonter, et le vide se faisait autour de son cimier en fanons de baleine. » Il avait formé en cercle ses hommes de pied: c'était comme une forteresse hérissée de piques, d'où il faisait de brillantes sorties et où il se retirait quand le combat l'avait mis hors d'haleine, pour de nouveau se lancer dans la mêlée. De ce côté aussi, les Anglais opposaient à toutes les attaques une résistance indomptable. A cette vue, l'évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, n'y tient plus: une massue de frêne à la main, afin de ne pas transgresser les canons de l'Église qui défendent de frapper avec le fer et de verser le sang, il se jette au plus fort des Anglais et assomme le comte de Salisbury avec bon nombre de ses compagnons, recommandant aux miliciens de Picardie qu'il avait entraînés à sa suite de « dire que c'était eux qui avaient fait ce grand abatis ».

Note

Enfin Renaud lui-même succomba ; blessé et renversé de son cheval, il allait être tué, lorsque l'évèque Guérin intervint et obtint qu'on lui fit quartier. Il ne restait plus dès lors que 700 piquiers brabançons, qu'Othon avait placés au milieu de son front de bataille. Ils y demeurèrent les derniers: après que tout avait fui autour d'eux, ils opposaient encore aux Français un mur inébranlable. Philippe les fit charger par Thomas de Saint-Valery, qui, avec 50 chevaliers et 2000 fantassins, réussit à les entamer et en fit un carnage horrible. Alors le roi, bien assuré que la victoire était complète et craignant de perdre quelques-uns des importants prisonniers qu'il avait faits, ordonna aux trompettes de sonnerie rappel; c'est pourquoi les ennemis ne furent guère poursuivis que dans l'espace d'un mille. Parmi les captifs de marque, plusieurs furent abandonnés aux communes, pour que chacune pût s'enorgueillir de la part qu'elle avait eue à la victoire et s'enrichir de la rançon de quelque seigneur.
L'histoire a conservé le nom de ces communes qui prêtèrent assistance à la royauté en cette circonstance décisive: c'était celles de Noyon, Montdidier, Montreuil, Soissons, Bruyères, Hesdin, Cerny, Crépy-en-Laonnois, Canteleu, Velay, Corbie, Compiègne, Roye, Amiens et Beauvais. Rien ne prouve mieux que la victoire de Bouvines fut une victoire nationale, dans le vrai et plein sens du mot, que la joie avec laquelle la nouvelle en fut accueillie dans la France entière. Le retour de Philippe à Paris eut tout l'éclat d'un triomphe. Toutes les villes, tous les villages qu'il traversait étaient décorés de tapisseries et jonchés de verdure et de fleurs ; partout les cloches sonnaient à toute volée ; dans les rues et par les chemins, comme dans les églises, retentissaient des chants d'actions de grâce. Jamais encore le peuple français n'avait pris une part si franche et si vive au succès de ses rois.
Philippe-Auguste, sans doute, ne tira pas de ce grand succès tous les résultats qu'il aurait pu produire. Le comte Ferrand fut gardé prisonnier pendant treize ans dans la nouvelle tour du Louvre, mais la Flandre resta à sa femme; de même, le comté de Boulogne fut laissé à la fille de Renaud. Quant à Jean sans Terre, le roi marcha bien, presque aussitôt, contre lui avec une partie de son armée victorieuse; mais l'intervention du pape Innocent III, qui voulait entraîner la France dans la croisade contre les Albigeois, et plus encore l'offre opportune d'une sorte d'indemnité de guerre de 60000 livres anglaises amenèrent la conclusion d'une trêve de cinq ans, qui devait d'ailleurs être renouvelée à son expiration en 1219. Ainsi les choses restèrent en l'état, au nord comme au midi de la Loire, et aucune acquisition nouvelle ne fut le prix de la victoire du 27 juillet. Et c'est bien là ce qui en fait mieux ressortir la portée réelle, ce qui achève de lui donner son caractère à part. D'autres journées ont pu être matériellement plus fructueuses; aucune n'aura mérité d'être appelée, comme celle-là, « l'acte de baptême de la nationalité française »

Note : Ce récit est tiré du livre Champs de bataille de France, descriptions et récits publié en 1899 par monsieur Charles Malo(1851-1912) - Galilca



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