La Toile incongrue de Gustave Courbet - « Baigneuses »


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Gustave Courbet : né le 10 juin 1819 à Ornans, près de Besançon (Doubs), et mort le 31 décembre 1877 à La Tour-de-Peilz en Suisse, chef de file du courant réaliste. Il est principalement connu pour le réalisme de ses œuvres opposées aux critères de l'académisme et transgressant la hiérarchie des genres, comme Un enterrement à Ornans (1850), qui provoqua le scandale chez ses contemporains
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Gustave Courbet - « Les Baigneuses »

La scène se passe sur les rives de la Loue, dont l'eau limpide reflète le feuillage d'arbres magnifiques. Une jeune femme nue, aux formes puissantes, sort de l'eau en tournant le dos au spectateur ; d'une main, elle tient un linge enroulé au bas de ses hanches ; comme elle glisse, elle lève l'autre bras pour rétablir l'équilibre.
Une autre femme, assise à droite sur la berge, près d'une touffe de bardanes, à demi habillée, coiffée d'un bonnet, les jambes à moitié nues, la regarde en souriant et se cramponne à une branche d'arbre de la main gauche.
Les chairs saines et drues, d'un modelé vigoureux d'une matière chaude et lumineuse ; la Baigneuse assise, dans une harmonie rose et bleue. Verts frais et sombres. "N'est ce pas en peignant cette toile observait P. Valéry, que Courbet déclarait:" Le vert d'une livre de vers est moins vert que celui d'un kilog". Tonalités rares dans les accessoires. L'ensemble est conçu dans un sentiment décoratif grandiose.
Selon Castagnary, après le 2 décembre, Courbet décidait d'envoyer au Salon des Paysannes qu'il jugeait moins provocantes que ses "partageux". Travaillant sur vingt de ses thèmes favoris, il peignit cette toile à Ornans et la termina à Paris d'après un modèle qui, selon Riat, renseigné par Juliette Courbet, se nommait Joséphine et fut longtemps la maîtresse et le modèle de Courbet, d'après M.R. Fermier, pouvait être Virginie Binet dont le peintre eut un fils et qui, suivant une lettre adressée par Th. Silvestre à A. Bruyas, le 8 avril 1875, se nommait Henriette Bonion dont le Musée Fabre possède le portrait "idéalisé"
Sur le point de présenter son tableau, Courbet ajouta un linge sur les fesses de la Baigneuse.

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Une caricature de Gustave Courbet

Ce tableau du réalisme fut exposé au Salon de 1853 aux Menus-Plaisirs, où l'artiste l'avait envoyé avec la Fileuse endormie et les Lutteurs. Champfleury qui écrivait : « J'ai l'habitude de ne jamais contrarier Courbet et lui laisser dite tout ce qu'il veut ; vous jetteriez une goutte d'eau sur un poêle rouge. La réalité vis à vis de Courbet, c'est la goutte d'eau ». Max Buchon, ami du peintre « Les Lutteurs ne seront pas contestés. Je n'en dirai pas autant d'une certaine bourgeoise nue qui sort de l'eau et montre les fesses au public. Grand scandale, attendez-vous-y, si le tableau est reçu, car l'opinion s'effraie déjà... ».
De fait, si le public vint nombreux (les Baigneuses, au dire de Courbet, recevaient la visite de 200 personnes par jour), sa réaction, à la grande joie du peintre, fut tapageuse.
Courbet racontait qu'à la veille de l'ouverture du Salon, Napoléon III donna un coup de cravache sur la Baigneuse. Ce qui, note Troubat, témoignait chez l'Empereur de plus de délicatesse plastique que d'amour et de connaissance de la peinture. L'artiste ajoutait: « Si j'avais su, j'aurais pris une toile mince; il l'aurait crevée et je lui aurais intenté un procès qui aurait fait du bruit. » L'Impératrice Eugénie ne fut pas moins choquée. Déjà surprise à la vue des percherons du Marché aux chevaux de Rosa Bonheur, si différents des coursiers andalous, elle s'écria devant la Baigneuse: « Est-ce aussi une percheronne ?». D'une façon générale, le rire remplaça l'injure.

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Gustave Courbet - « La Rencontre »

La foule railla les deux Vénus Callipyges de M. Courbet. Mérimée conseillait de faire juger l'œuvre par M. Fleurant du Malade Imaginaire « qui n'avait pas accoutumé à parler à des visages ».
Delécluze, « Salonnier » des Débats, estimait : « Cette créature est telle qu'un crocodile n'en voudrait pas pour la manger ».
Edward Geogheghan écrivait : « Cette protubérante créature aurait certainement un grand succès de boucherie dans la Nouvelle Zélande...prétexte à gigantesques aloyaux ». Le jour même du vernissage, Corot confiait à Dutilleux: « Courbet, à part la grosse mère, c'est bon ». En 1855, le jury devait juger le tableau indigne de l'Universelle. Cette peinture laisse supposer que Courbet avait vu le Dessinateur devant le Modèle, une admirable estampe de Rembrandt où l'on trouve le parti essentiel de la composition : le dessinateur assis à gauche, correspondant à la Baigneuse habillée de droite, le lumineux modèle vu de dos, irradiant la planche, à la Baigneuse, vue de dos. Le tout associé au souvenir rubénien des feuilles de bardanes lacérées de la Prise de Juliers. Toutefois, l 'attitude de la Baigneuse nue ne laissait rien entendre du libertinage de la Femme du roi Candaule de Jordaens ou du Coucher à l'Italienne de Jacob van Loo qu'avait pourtant toléré le XVIIème siècle, soulevait une tempête, non comme une offense à la pruderie mais bien par le défi qu'elle jetait à la beauté classique.
« Dans sa Baigneuse qui soulève à juste titre la pudeur publique remarquait Clément le Ris- qu'a-t-il représenté ? Un sujet que tout le monde a fait avant lui sans jamais choquer.

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Gustave Courbet - « Le Sommeil, aussi intitulé Les Deux Amies et Paresse et Luxure », est un tableau peint par Gustave Courbet. Cette œuvre représentant deux femmes se reposant a été réalisée en 1866 et est maintenant conservée au Petit Palais de Paris.

Cependant le tableau donnait matière à des jugements plus nuancés, tel celui de Th. Gautier : « quelle a été l'idée du peintre en exposant cette surprenante anatomie ? A-t-il voulu rompre en visière avec les belles femmes antiques et protester à sa façon contre les blancs mensonges du Paros et du Pentélique? Est-ce en haine de la Vénus de Milo qu'il a fait sortir d'une eau pure ce corps graisseux ? A-t-il eu l'intention d'opposer des reins de sa façon à ce torse immortel ? Pose-t-il dans cette Baigneuse son idéal de beauté, où s'est il contenté de copier une créature obèse, à la graisse mal distribuée, déshabillée sur la table de l'atelier ? Nous admettons que ces formes étranges, ces boursouflures, ces plis, ces excavations et ces bouillonnements de chair soient de la plus rigoureuse vérité. Pourquoi nous faire subir cet affligeant spectacle ?...Cette toile malencontreuse prouve beaucoup de talent fourvoyé... Pourtant, pour être juste...cette monstrueuse figure renferme des parties très fines de ton, fermement modelées ; l'eau a une transparence profonde, savamment obtenue ; le paysage est plein d'air et de fraîcheur... »
Proudhon devait pleinement justifier cette attaque dirigée contre l'art officiel : « J'ai eu, l'un des premiers l'honneur d'applaudir à ce morceau de matière puissamment rendu qui tourne avec cynisme le dos au spectateur. Eh Bien messieurs les appréciateurs jurés, faiseurs de comptes rendus, experts de la grande presse, dites donc moi là, sérieusement, ce que vous trouvez à reprendre à cette invention nouvelle ? Le dessin manque-t-il ou la couleur? N'y a-t-il pas de l'étoffe et y comme on dit à l'atelier, de la patte ? Elle ne vous plait pas: pourquoi ? Déduisez-moi vos raisons. Oh ! Vous aimeriez mieux, on le sait, une nymphe de Pradier ou de Clesinger... Et à propos du même tableau, le public voulant qu'on le fasse beau et qu'on le croie tel, un artiste qui dans la pratique de son atelier suivrait les principes ici formulés (je rappelle l'axiome précédent : toute figure belle ou laide peut remplir le but de l'Art serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de l'État et condamné à mourir de faim", car, constatait Champfleury, les personnages immortalisés par Daumier étaient les premiers à s'écrier, en regardant un tableau de M. Courbet « Est-il possible de peindre des gens affreux. ». 


Note

Une lettre de Th. Silvestre à Bruyas, précise que sur les instances du critique et sur la sollicitation directe de Courbet, Delacroix, membre du jury au Salon, alla voir les peintures de Courbet avant la séance du 15 avril 1853.
Silvestre raconte ainsi l'entrevue à laquelle il assista : « Vous m'avez beaucoup parlé de vos tableaux, dit finement Delacroix au maître-peintre, et vous ne m'avez pas dit un mot des miens. Il est si naturel, mon cher Monsieur, de se préférer. Du reste, vos Baigneuses sont excellentes. Seulement dans le lieu où elles se baignent, elles ont à peine assez d'eau pour s'y laver les pieds... ».
Et l'auteur des Croisés consignait le soir même dans son Journal: " J'ai été étonné de la vigueur et de la saillie de son principal tableau mais quel tableau ! Quel sujet ! La vulgarité des formes ne serait rien : c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui est abominable ; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire. Que veulent ces deux figures ? Une grosse bourgeoise, vue par le dos, et toute nue, sauf un lambeau de torchon, négligemment peint qui couvre le bas des fesses, sort d'une petite nappe d'eau, qui ne semble pas assez profonde seulement pour un bain de pied. Elle fait un geste qui n'exprime rien, et une autre femme, que l'on suppose sa servante, est assise par terre ; occupée à se déchausser. On voit là des bas qu'on vient de tirer : l'un d'eux je crois, ne l'est qu'à moitié. Il y a entre ces deux figures un échange de pensées qu'on ne peut comprendre. Le paysage est d'une vigueur extraordinaire ; mais Courbet n'y fait autre chose que mettre en grand une étude que l'on voit la près de sa toile. Il en résulte que les figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui les entoure. Cela se rattache à la question de l’accord des accessoires avec l'objet principal qui manque à la plupart des grands peintres. Ce n'est pas la plus grande faute de Courbet. »

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Un enterrement à Ornans » de Gustave Courbet et peint entre 1849 et 1850. Le peintre avait 33 ans lorsqu'il réalisa cette œuvre de grandes dimensions qui fut l'objet d'une violente polémique lors de sa présentation au Salon de peinture de 1850. On a alors reproché au tableau sa vulgarité et les critiques ont accusé Courbet de peindre « le laid », « le trivial » et « l'ignoble ».

Delacroix, admirateur de Rubens, ne critiquait donc pas le débordement d'un nu plantureux. Ses griefs majeurs ont sauvent été repris pas les critiques : inintelligibilité des attitudes et des gestes qui transposent peut-être ceux des baigneuses épiées ou surprises du XVIIIème siècle; le fait que les deux figures « tiennent » mal dans le paysage. "Les figures ne font pas corps avec le paysage; ce sont deux études séparées et incrustées l'une dans l'autre." (Gillet). Il ne s'agissait pas encore d'une toile de plein air.
L. Gonse, en 1900, mettait les choses au point : « Depuis, nous avons fait du chemin, on peut à présent la regarder sans émoi, et l'on ne sera plus conspué si l'on insinue que jamais peintre, y compris Rubens, n'a rendu ainsi, en pleine vie, en pleine vérité, le nu frissonnant et sanguin. La grande hardiesse de Courbet, cependant, n'est pas tant d'avoir peint sans atténuation la nudité d'un modèle vu de dos, que d'avoir associé cette nudité à un paysage véridique ».
M. Gustave Geffroy de s'étonner que « ces femmes de campagne sans malice » aient pu être considérées comme les « amazones combattantes du Réalisme ».
On ne discute plus aujourd'hui le rendu de « l'architecture charnelle de la Baigneuse isolée afin de ne rien perdre de son pouvoir personnel, il est certain que le peintre s'amuse à un défi, mais il est en quelque sorte pris à son piège et je vois comme une poésie grossière dans ces chairs tumultueuses ».
A l'apparition des Baigneuses, M. Guichard, peintre les avait trouvées dignes du Louvre.
Vers 1867, Edmond About était un des rares critiques qui reconnut leurs mérites : « Cette étude de dos est le morceau le plus résistant et le plus complet que M. Courbet ait jamais exposé. Il a bâti cette masse charnue avec une puissance digne de Giorgione ou de Tintoret. Tous les hommes de goût d'aujourd'hui ont du venir s'inscrire à la file contre un tel scandale de nudité, mais les hommes de goût iront dans cent ans lui rendre justice.
Pourtant, dès 1853, un acheteur audacieux s'était présenté. Au dire de Castagnary, Alfred Bruyas, traversant l'Exposition ; s'arrêta frappé devant le tableau et dit : « Voici l'art libre, cette toile m'appartient. » Dix ans plus tard, le Déjeuner sur l'herbe de Manet devait faire écho, non moins "scandaleux" aux Baigneuses de Courbet.



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