Le Rhin naît dans le massif de l'Adula, au pied
du Rheinwaldhorn, à 2 216 mètres d'altitude ; mais il naît également,
comme chacun sait, dans le massif du Saint Gothard, au pied du piz Badus
et de l'Oberalp, à 2 341 mètres, n'étant alors que le simple trop-plein
du lac Toma, belle améthyste enchâssée dans sa conque de névés et de
rocs. Le premier, c'était l'Hinterrhein ou Rhin postérieur ; celui-ci,
c'est le Vorderrhein ou Rhin antérieur: à ses débuts, le fleuve hésite.
A ces deux torrents fous, les sauvages Grisons offrent un berceau royal.
Le Vorderrhein, quant à lui, se rue dans ce large sillon longitudinal,
rectiligne, qu 'est l'Oberland grison, et qui fait pendant, vers l'est,
à celui du Rhône valaisan.
Tavetschtal, val Tavetsch : villages romanches,
églises coiffées du bulbe, ponts de bois couverts_ Le torrent, d'un
vert laiteux, gronde au milieu des mayens (chalets d'alpage), dans l'odeur
des foins coupés.
Et c'est un Rhin encore tout montagnard qui arrive
à Reichenau pour en retrouver un autre ! C'est ici, au pied du château,
que le Vorderrhein et l'Hinterrhein mêlent enfin leurs eaux, les unes
très claires, les autres très sombres. L'Hinterrhein, lui, vient de
dégringoler du Rheinwald, haute vallée sévère noyée d'épicéas. Il tombe
dru : un trait de scie, une entaille profonde de 500 mètres, et c'est
la première cataracte, parmi les schistes de la Via Mala.
Après Reichenau,
les deux torrents ont définitivement uni leurs destins. Le nouveau Rhin
fuit au grand galop vers Coire, cette ville prudente qui est restée
légèrement à l'écart.
Et voici le lac de Constance, tout bleu le Bodensee,
la mer des Souabes, qui semble ne plus être qu’un simple élargissement
de la vallée fluviale. Le lac de Constance, a pour le Rhin le rôle régulateur
que le lac Léman a pour le Rhône. Le Rhin s’y tempère.
Et il s’y
décante, déposant bon an mal an quelque 3 millions de mètres cubes d'alluvions.
Lorsque le fleuve sort du lac, par le déversoir de l'Untersee, il est
tout autre, éclairci, apaisé. Stein am Rhein : premier signe de la civilisation
médiévale que le Rhin a jadis nourrie. Avec ses maisons à colombages,
ornées d'Erker (fenêtre formant un réduit en encorbellement), et ses
hautes façades peintes, désuète et charmante, elle a une saveur de morte-saison.
A peine le temps de se ressaisir, et c'est le grand saut en plein XX°
siècle. Schaffhouse l'annonce, avec ses toits bruns, pentus, étagés
au pied du donjon du Munot. Et ce sont déjà les chutes, une de ces «
beautés affreuses » qui faisaient frémir l'époque romantique : 21 mètres
de haut, 160 mètres de large, eaux mugissantes, qui plaisent tellement
aux touristes ! Mieux vaut penser à Goethe, qui voyait dans l'étonnante
masse d'eau « les sources de l'Océan », et dans sa poussière d'écume
la collection de jeux de lumière la plus complète de la création.
Passé Schaffhouse, c'est un tout autre monde. Le Rhin s'engage entre
les versants de la Forêt-Noire et les derniers chaînons du Jura suisse,
et sa pente le rend nerveux. Chutes, rapides, courant violent sont synonymes,
en langage moderne, d'hydro électricité.
Mais, entre Constance
et Bâle, par contre, l'aménagement est pratiquement achevé, les entreprises
actuelles se portant essentiellement sur la navigation. Kilomètre 388
: tout à coup, c'est Bâle. Bâle, sa cathédrale rose et ses cloches.
Bâle, qu'il y a quatre siècles Montaigne comparait à Blois. Bâle, qui
dit adieu au Rhin alpin et qui accueille à bras ouverts la grande navigation
rhénane. Le fleuve a 200 mètres de large, et il vire avec superbe au
nord. Le Hafen est le port maritime de la Suisse : le pavillon à croix
blanche sur fond rouge va naviguer jusqu'à la mer du Nord.
Quitté Bâle, la plaine d'Alsace et de Bade s'offre
au fleuve et s'étire, plantureuse. Le Rhin frôle d'abord la chevelure
sombre de la forêt de la Hardt. Puis c'est la plaine étale, au cœur
de laquelle il se retranche, entre ses rideaux d'arbres, ses saulaies
et ses joncs. Quelques bras morts, quelques marais subsistent, peuplés
d'une abondante gent ailée : oies sauvages, vanneaux, sarcelles et mouettes
rieuses. Mais, dans un passé encore récent, le fleuve, roulant sur un
cailloutis meuble, devenait ici des plus inhospitaliers. Bras multiples,
marécages et roseaux, îles et bancs de sable formaient l'un des paysages
d'eau les plus mouvants qui soient.
Puis, tout a changé avec la
construction du Grand Canal d'Alsace, sous l'impulsion des industriels
de Mulhouse, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui,
le fleuve marche d'écluse en écluse, de centrale en centrale : Ottmarsheim,
Fessenheim, Marckolsheim, Rhinau, Gerstheim. Le projet initial du Grand
Canal modifié, c'est le Rhin lui-même qui se trouve canalisé : enserré
entre des rives parallèles, large de 200 à 250 mètres, il forme cette
voie d'eau rectiligne ponctuée par des écluses qui laissent passer les
plus gros bâtiments rhénans. Sur chaque rive, les fortins de 1939 -
Maginot et Siegfried , écroulés et bruns, se regardent sans se voir.
Alt-Breisach, juché sur son piton, observe Neuf-Brisach par-delà la
Porte du Rhin de Vauban. Et bientôt, une flèche dressée comme le doigt
de Dieu annonce Strasbourg. Avant-port sud. C'est à Strasbourg que siège
la Commission centrale pour la navigation du Rhin. Et, grâce au Rhin,
la ville est devenue capitale européenne, en abritant depuis 1949 le
Conseil de l'Europe.
De Huningue à Lauterbourg, au cours de la traversée
alsacienne, le Rhin avait subi « une industrialisation sur l'eau ».
A partir du confluent de la Lauter, les deux rives du fleuve, qui entre
en Palatinat, sont allemandes, mais le processus s'amplifie sans cesse.
Voici Karlsruhe - le Versailles des grands-ducs de Bade - avec ses énormes
raffineries de pétrole qui alimentent toute l'Allemagne du Sud. Mais
ici le Rhin voit poindre un concurrent sérieux, en ce qui concerne les
hydrocarbures du moins, et qui a nom oléoduc : le pipe-line de Lavéra
vient terminer sa course à Karlsruhe, premier jalon de la grande liaison
Rhin-Rhône.
Et voici, au confluent du Neckar, le complexe
industriel et portuaire de Mannheim-Ludwigshafen. Le Rhin traverse son
premier paysage de grande industrie. Le Palatinat déroule aussi au fil
du fleuve ses témoignages d'un autre âge. Voici trois des plus beaux
sanctuaires de la chrétienté romane. Spire, d'abord, où reposent, dans
l'ombre de la cathédrale, plusieurs empereurs d'Allemagne. Puis Worms,
où l'histoire se fait légende et épopée : Worms est la cité des Nibelungen,
où Kriemhild et Brunhild s'entre-déchirèrent pour l'amour de Siegfried,
et où le héros trouva une mort tragique. Et voici Mayence enfin, Mayence
la Ville d'or, ardent foyer de savoir d'humanisme au Moyen Age, petite
patrie de Johannes Gutenberg, qui y inventa l'imprimerie, peut-être
la plus rhénane de toutes les cités rhénanes.
A Mayence, le Rhin
coulé à larges brassées. 700 ou 800 mètres, dans lesquels se mirent
les vignobles du Rheingau, qui se rétrécissent brusquement : c'est le
goulet du Binger Loch, porte du Massif schisteux rhénan. Les pilotes,
avec leurs cirés noirs, se préparent à monter à bord, debout dans leurs
longues Chalupen, qui dansent sur les Vagues. Ils dirigeront les bateaux
pendant toute la Trouée héroïque.
Et toujours ce halètement sourd
et profond d'un fleuve au travail. Embouteillages : on ne peut pas doubler.
La Pfalz, célèbre château fort, surgit des eaux droit devant, curieuse
nef amarrée au milieu du courant, toute hérissée de tours et de clochetons.
Bacharach : Bacchus sur le Rhin ? Bien à sa place, oui, dans cette omniprésence
du vin. Les Sept-Sœurs montrent leurs dents acérées, banc de récifs
découverts à basses eaux. Et, au milieu des vagues échevelées, voici
la Lorelei :« A Bacharach, il y avait une sorcière blonde... » Ce roc
redresse tout droit ses 132 mètres ; à ses pieds, le fleuve se fait
tout petit. La cruelle ensorceleuse n'est plus que souvenir de poète.
Sankt-Goar, coiffé de la forteresse de Rheinfels, qui porte le millésime
de 1245, aligne ses vieilles maisons à colombages. Dans le ciel planent
des faucons. Sur l'autre rive, Sankt-Goarshausen se serre au pied du
« burg » Katz (le Chat), qui épie toujours, un coude plus aval, « burg
» Maus (la Souris). Les châteaux de Liebenstein et de Sterrenberg se
profilent bientôt, ces deux « frères ennemis » qui virent la triste
et belle histoire de Conrad et d'Henri, et leur amour malheureux pour
Hildegarde, au temps où les chevaliers du Saint Empire partaient pour
la croisade.
Et l'on arrive à Coblence, où le Rhin a rendez-vous
avec la Moselle sous l'œil austère de la forteresse d'Ehrenbreitstein.
La Moselle lui apporte son vin vif, ses eaux traditionnellement vertes
et, surtout, son fer de Lorraine. Vers le couchant s'étend l'Eifel,
pays de sorciers, volcanique et boisé, avec ses brandes mauves et ses
curieux abîmes circulaires appelés Maare. Déjà les Siebengebirge (Sept-Monts)
se dessinent à tribord, ces sept petits tas négligemment tombés des
bêches des sept géants qui venaient de creuser, entre le château de
Drachenfels et celui de Rolandseck, un passage pour le Rhin. Le fleuve
revient dans le présent, et voici Rhôndorf : le chancelier Adenauer
aimait y venir soigner ses roses. Puis Bad Godesberg, ville de congrès.
Bonn enfin avec sa très gouvernementale Rheinpromenade. Le Bundeshaus,
qui abrite les deux chambres du Parlement fédéral, se reflète dans le
Rhin. Plus loin, la luxueuse Beethovenhalle nous fait souvenir que ce
grand génie rhénan est né à Bonn. Le fleuve coule désormais en plaine,
il s'étale et devient posé pour aborder doucement Cologne, la glorieuse
métropole du passé comme du présent. Celle-ci s'épanouit autour de sa
cathédrale, entre les quais et les Ringe (boulevards circulaires).
Après ,Cologne, la batellerie du Rhin accroît encore son tonnage,
sa puissance ; elle se densifie, se fait plus pondéreuse, devient gigantesque.
Le Rhin arme ici des vaisseaux dont il enrichit sans cesse les cales.
En pénétrant dans la Ruhr, il se fait noir d’encre et capitaliste. Sans
baisser pavillon, il se fait accueillir par Düsseldorf, avec sa « Kô
» -entendez Kônigsallee - ses souvenirs de Heine et de Schumann, et
avec Mannesmann. Les eaux deviennent toujours plus noires. Et, chaque
année, 125 millions de tonnes de houille, 25 millions de tonnes d'acier
et plus de 15 millions d'hommes pèsent de tout leur poids. Chevalets
de mines, terrils, hauts fourneaux. Teintes fumeuses et sombres. Géhenne
du Rhin, infestée de fumées ténébreuses, que cette forge géante qui
bat ici, au pays noir. L'eau et le feu. Le fleuve disparaît sous les
grues titanesques qui lèvent vers un ciel opaque des bras de mantes
religieuses.
Le Rhin se retrouve lui-même, surtout à Xanten, où
la légende a fait naitre Siegfried.
Emmerich est ville frontière. Le fleuve entre
au plat pays. Rhin de Hollande ! C'est le fleuve de Rembrandt, Rembrandt
Van Rijn, qui s'éploie sous son ciel immense. Eaux lentes. Silhouettes
de moulins, aux grandes ailes pathétiques. L'air devient salé. Le Rhin
devient Waal, et Lek, et Neder Rijn, et Kromme Rijn. Car le fleuve,
fatigué, se divise, s'égare, se perd dans les grasses et plates prairies
.Mais une fois encore, cela appartient au passé. Car les bras innombrables
et paresseux sont devenus canaux. Depuis des décennies, l'homme travaille
ici à la fixation des-eaux. Des kilomètres de digues courent à travers
la plaine. La Meuse est désemmêlée du Rhin. Celui-ci a été remodelé,
recréé. Rotterdam en est le dernier et suprême symbole. Docks à perte
de vue. Mâtures bien serrées. Premier port du Rhin. Deuxième port du
monde.
Le Rhin s'est surpassé, il a tout exprimé, il n'a presque
plus rien à dire. Et la mort du fleuve s'accomplit, à la rencontre d'une
mer grise toute crêtée de blanc.
Plan du site | Moteur de recherche | Page Aide | Contact © C. LOUP 2025