Le Rhône, encore bourbeux de sa longue course
montagnarde, entre, à la hauteur de Sion, dans une région aux pentes
ensoleillées et couvertes de vignes où s'évanouit cette poésie alpine
et germanique où l'esprit, il faut l'avouer, ne trouve pas toujours
sa part. Il est temps que le fleuve débouche dans la lumière du Léman
(qui sera l'image de l'éveil de l’esprit, après la rusticité de l'enfance).
L'allégorie est, ici, tout à fait dans le ton de l'époque que les rives
du lac rappellent à chaque pas, celle de Rousseau, de Voltaire, de Mme
de Staël, qui ont séjourné dans ces lieux. Aucun paysage au monde ne
s'accorde mieux avec la pensée de la fin du XVIIIème siècle
que le paysage du lac Léman, sur la rive suisse, par un clair matin
le printemps ou été. Où sentirait-on mieux qu'ici l'équilibre possible
du monde, ce que les écrivains d'alors appelaient l'harmonie de la Création
? Il y a juste assez de brume sur les eaux pour que la clarté du soleil
soit une lumière humaniste.
Oui mais dans trente-deux mille ans,
si l’on en croit les géographes, le Rhône aura comblé le Léman, à force
d'y déposer la terre dont il s'est chargé, depuis sa source, avec le
concours de tous les petits torrents valaisans. Au milieu du lac, lentement,
à notre insu, tel un grand serpent d'eau jusqu’ici caché dans les profondeurs,
le Rhône remonte. Dans ce paysage éclairé et éclairant s'esquisse ainsi
la revanche de la force obscure. Le fleuve traverse le lac sans s'y
perdre, s'y diluer vraiment ; il épuise insidieusement l'élément où
il se purifie. On pourrait aisément en tirer une fable ...
A peine sorti du lac, où il a ainsi trouvé une
limpidité nouvelle, le Rhône est asservi. Avec l'usine hydro-électrique
de Verbois, puis celle de Chancy-Pougny, à la frontière suisse, commence
la série des barrages qui vont, en de nombreux endroits, le détourner
en partie de son cours naturel. C'est dans la gorge de Génissiat-Malpertuis,
près de Bellegarde, qu'il subit la plus importante modification. Jadis,
un peu en aval, le fleuve tout entier disparaissait dans une faille,
pour resurgir un peu plus loin, en contrebas. La construction du barrage
de Génissiat a rendu nécessaire le comblement de cette perte, près de
laquelle les touristes venaient jouer avec le vertige, dans les embruns
et le grondement des eaux. Aujourd'hui, le site est noyé sous les 56
millions de mètres cubes de la retenue. Elle a 23 kilomètres de long
: un canton du déluge. Au fond et sur les pentes des berges, au-dessous
de la surface, se dressent, immergés depuis plus de vingt ans, des arbres
visqueux, des murs effondrés dans l'eau trouble des chemins enlisés,
tout un monde qui garde la marque de l'homme et au-dessus duquel le
fleuve tourne sur lui-même, prisonnier de ses digues et de ce reflet
inversé. Au-delà du gigantesque mur de béton, au pied duquel, mues par
une masse d'eau de 120 mètres cubes à la seconde, ronflent 6 turbines,
le Rhône reprend sa course. Il se détient encore un moment au barrage,
beaucoup plus modeste de Seyssel, puis, comme pour se remettre de ces
contraintes successives, s'étend, se divise, se dédouble, dans le Bugey,
enfermant entre ses bras des îles de cailloux, des touffes de roseaux
secs, que le vent du nord fait bruire et d'où ne s'envole jamais aucun
oiseau.
Le fleuve entre ici dans une phase d'impersonnalité. Il
semble le devoir avant tout à la région qu'il traverse, triple seuil
du Jura, du Dauphiné et du Lyonnais et, par cela, zone d'indétermination.
On ne la connaît guère que pour ses nœuds ferroviaires, ses gares de
triage, Culoz ou Ambérieu, lieux d'attente particulièrement propices
à la mélancolie. Mais la soudaine banalité du Rhône, à cet endroit de
son cours, n'est-ce pas plutôt dans le régime même du fleuve qu'il faut
en chercher la raison ?
Avant le Léman, le Rhône représente le grand
collecteur des glaciers valaisans. A. la sortie de Genève, où il reçoit
l' Arve, née au col de Balme et nourrie de tous les ruissellements du
massif du Mont-Blanc, il garde un caractère alpin, une vivacité montagnarde
que le relief, dans la région de Bellegarde, suffit à entretenir. Mais
déjà il n'est plus entièrement soumis, comme dans son cours supérieur,
au régime nival; en d'autres termes, il ne doit plus la totalité de
ses eaux à la fonte des neiges et des glaces. Ce n'est plus seulement
au moment des « redoux » et au début de l'été qu'il se gonfle. Les pluies
recueillies par le Léman déterminent aussi des crues, à d'autres époques,
car, tout en maintenant son courant l’on pourrait dire son autonomie
à travers le lac, il constitue aussi le trop-plein de ce dernier. Tout
au long de l'année, les pluies du Jura et de la Savoie alimentent irrégulièrement
son débit. Aussi, dans le Bugey, où la déclivité se modère, le Rhône
tend-il à devenir un fleuve assez semblable aux autres, par son régime
et même par la couleur de son reflet. Les eaux jurassiennes de l'Ain,
elles aussi pluviales, mais souvent impétueuses, lui rendront un peu
de sa puissance et, après avoir été, il est vrai, endigué dans des portions
de canaux qui ont accéléré son cours, il passe sous le pont Morand,
à Lyon, à la vitesse de 1 mètre au moins à la seconde (jusqu'à 3 mètres,
lors des crues).
Dans Lyon il court presque parallèlement à la
Saône et, lorsqu'à Pierre-Bénite leurs eaux se rejoignent elles dessinent
un moment, dans le lit unique, deux courants conjoints, l’un plus clair
et lent, l'autre trouble de sa force. Sa force, certes. Ne perdons pas
de vue cependant que la Saône apporte au Rhône 410 mètres cubes d'eau
par seconde, en dehors des périodes de crue, soit l'équivalent des trois
quarts de son débit, lorsqu'il entre dans Lyon. Elle mêle bientôt ses
eaux aux siennes mais lui impose assez longtemps un climat. Tout se
passe comme si le fameux brouillard de Lyon était dû à la Saône seule,
comme si elle le tirait de la Bresse aux mille étangs, du Morvan qu'elle
laisse pourtant assez loin, à sa droite, de la Franche-Comté septentrionale,
de la Lorraine aux portes de laquelle elle prend sa source, en un mot,
de cette France aux horizons modérés, souvent indistincts, qui sans
fin se répètent, qui ouvrent les espaces sans surprises de l'Europe
du Nord, qui disent la sagesse du devoir et la monotonie d Lyon marque
cette conversion du fleuve. Ville à la fois pleine d'austérité et de
noblesse, non pas rêveuse et hantée, comme on a essayé de le faire croire,
mais laborieuse et appliquée. Elle a des matins radieux, parmi les plus
beaux que je connaisse, qu'éclaire le double reflet des deux fleuves,
mais ils ne font jamais oublier l'espèce de gravité dont la ville est
empreinte. Dès lors, que le ciel se referme et que revienne le brouillard
: nous voici engagés dans son ensemble industriel, qui, le long du fleuve,
s'étendra bientôt presque sans discontinuité jusqu'au-delà de Valence
: usines chimiques de Saint-Fons, raffinerie de Feyzin, fabrique de
produits pharma¬ceutiques et de textiles synthétiques de Péage-de-Roussillon,
ateliers de métallurgie de Vienne... Sous le ciel chargé de brume et
de fumée, le Rhône, avec ses chalands venus du nord, demain directement
du Rhin (par le Léman et la Suisse peut-être, comme le prévoit un des
projets à l'étude), avec le pipe-line qui le longe depuis Berre et aboutit
au cœur de l'Allemagne, avec, parallèle à son cours, l'autoroute de
plus en plus bordée d'usines, avec le trafic ferroviaire que canalise
sa vallée et qu'assurent des trains parmi les plus rapides d'Europe,
avec son couloir aérien, le Rhône donc est aujourd'hui un des principaux
axes du continent, la seule voie d'accès à la Médi-terranée pour le
plus grand nombre des pays du Marché commun.
L'industrialisation accentue cet effacement du
paysage que le mouvement du fleuve provoque déjà et dont j'ai parlé
plus haut. Ce n'est qu'à partir de Valence, seuil d'une zone où les
usines, les fabriques s'espacent, que l'aspect des lieux retrouve un
certain relief, un air de permanence. On le doit peut être à la lumière,
déjà méridionale, qui avive les couleurs. En même temps, le Rhône, en
recevant l'Isère, reprend un peu son caractère alpin. Reprend un peu
de caractère tout court, pourrait-on même dire. Plus bas, la Drôme le
renforce, tandis que, sur la rive droite, l'Ardèche, bondissante, apporte
au Rhône un nouvel élément de limpidité, une eau plus pure et plus dure
encore que l'eau glaciaire : l'eau volcanique. Mais elle est sans effet.
Le Rhône a désormais la couleur des vieux fleuves qui ne se déferont
plus, même au cœur de l'été, de ce qui trouble un peu leurs eaux, leur
donne une transparence un peu voilée, disons pensive. La végétation
méditerranéenne : oliviers, chênes verts, sumacs, figuiers, apparaît
beaucoup plus tôt sur la rive gauche que sur la rive droite, escarpements
cévenols exposés seulement au soleil du matin. Au printemps, Viviers
attend les fleurs qui éclatent déjà, plus au nord, dans les vergers
proches de Valence. Le Rhône reste ainsi assez longtemps mais d'un seul
côté, le fleuve austère que nous avons accompagné, depuis son glacier
natal. Vers Mondragon et, plus encore, passé Avignon, voici qu'il se
transfigure enfin dans son ensemble. Désormais provençal ou languedocien
et, en tout cas latin, le Rhône ? Théoriquement, sans doute. En fait,
il devient oriental ou, plus exactement, biblique.
Ralenti, coulant au milieu de terres basses qui
portent les traces de ses anciennes divagations, ayant comme essaimé
un peu partout, au-delà de ses rives, sous la forme de marécages et
d'étangs, il n'est plus seulement un fleuve, mais « les eaux», comme
on dit dans l 'Ecriture; un reflet multiplié, un élément qui vient sans
cesse recouvrir la terre et ne s'en retire jamais tout à fait, qui favorise
ici une végétation particulière, retient les flamands, arrête des oiseaux
migrateurs de mille sortes, rend la terre sourde sous le galop des chevaux
camarguais et des taureaux noirs bottés de vase.
La Camargue, c'est une géologie, une hydrographie,
un microclimat, une flore, une faune et, sinon un groupe humain, du
moins une culture, qui n'ont pas d'équivalent dans toute l'Europe. Exemple
de la singularité deltaïque, qu'on ne retrouve, dans le Bassin méditerranéen,
qu'à l'embouchure du Nil. Cette lente accumulation de dépôts, cette
sédimentation due au ralentissement du cours du Rhône dès Fourques,
en amont d'Arles (où le fleuve n'est déjà plus qu'à 5 mètres au-dessus
du niveau de la mer, bien que 40 kilomètres le séparent encore de la
côte), représente une autre Genèse d'où est issu un monde, étroit sans
doute, mais distinct du premier. Les deux bras du fleuve l'en retranchent.
Cette image n'était pas aussi nette, jadis. Le Grand Rhône et le Petit
Rhône (qui détourne un sixième seulement du débit total du fleuve, à
la séparation) n'occupent leurs lits actuels que depuis quelques siècles.
Ils ont longtemps comporté de nombreux bras secondaires. Asséchés aujourd'hui,
ces derniers ont laissé des bourrelets alluvionnaires, sortes d’iles
marécageuses qu'on appelle des « theys » et qui concourent à la singularité
du paysage camarguais.
Entre ces deux branches du delta, aujourd'hui dûment endiguées, le triangle camarguais, avec, en son milieu, l'étang de Vaccarès, qui se réduit ou s'étend, au gré des saisons, reste sous la menace des eaux, dont celles de la mer, qui, au sud, viennent battre le mince cordon littoral. Les bras morts, le lit du Vieux Rhône, qui se jetait jadis dans la Méditerranée 20 kilomètres plus à l'est, le fond asséché de nombreux étangs, tout rappelle l'antériorité des eaux, leurs droits sur cette terre. Ne leur doit-elle pas sa fertilité ? Des pins, des chênes, des platanes, des micocouliers, dessinent leurs ombres sur les murs blancs des mas. Autour, les vignes, les cultures maraîchères et les rizières, créées il y a trente ans, rendent sa lumière originelle au paysage. Plus loin, la végétation des terrains humides : les joncs, les carex, les salicornes, forme ces prairies spongieuses, les enganes, où les gardians, à cheval et armés de leur trident, le fichéiroun, font paître leurs manades de taureaux noirs. C'est à dessein que je fais ressortir le caractère un peu conventionnel, un peu appliqué, du vocabulaire local ; il traduit chez les Camarguais, comme les traditions folkloriques, une volonté, secrètement désespérée, de survie. Le Rhône, dans la Camargue, au moment où il va se jeter dans la mer, traverse un mirage, un lieu attardé dans le temps, un paysage appartenant à la plus secrète nostalgie de l’homme. Cette espèce de résolution dans l'irréel, juste avant la mer qui semble trembler, là-bas, dans l'éclat trop blanc des salines, n'est-elle pas, pour ce fleuve, le plus riche de mythes de toute l'Europe, la fin la plus appropriée.
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