Entre les conifères et les noisetiers, la clairière
prend son bain de soleil. Un consistoire de batraciens, dodus cherche
un roi, peut-être, en coassant sous l’œil rapide des libellules. Le
ruisselet, mince à se briser, folâtre parmi les pâquerettes, le myosotis
et le bouton-d'or. Un ruisselet ? A peine un cheveu d'argent posé sur
de l'émeraude ... Pourtant, l'atlas est formel, on est au plateau de
Langres, au mont Tasselot et cette rivière pour rire, ce Mississippi
pour Lilliput, ce Niagara pour l'infusoire, ô Parisiens, c'est votre
Seine à sa naissance.
Pour qu'on ne s'y trompe pas, Napoléon Ill
l'a mise en cage. Depuis 1867, une fausse grotte de rocaille, pareille
à celles d'un zoo et, barrée par une grille, enferme la source. Elle
n'y est pas seule. On lui a donné pour compagne une nymphe, allongée
à la Récamier au-dessus de la vasque où vient sourdre cette eau qui
coule devant les Invalides et qui donna si soif au prisonnier de Sainte-Hélène
« Je désire, écrivait le redoutable militaire, que mes cendres reposent
sur les bords de la Seine, auprès de ce peuple français que j'ai tant
aimé. »
Les visiteurs lancent des piécettes dans le bassin comme à Rome dans la fontaine de Trevi et à Donaueschingen dans le berceau du Danube. A qui jette un sou, l'eau de Trevi garantit le retour à Rome et l'eau du Danube le retour à l'amour. Ici, rien de tel, une pièce dans l'eau, c'est un simple geste qu'on fait parce qu'il est beau. Mais, si la source de la Seine ne promet rien, elle n’est pas impassible. Aux yeux de qui sait regarder, elle fait voir, dans la magie de ses miroitements, ptérodactyles et cathédrales, mammouths et centurions. Aux oreilles de qui sait l’entendre, elle fait bruire l'immense langage, discours, épopée, roman, poème, prodige, balbutié par soixante générations du mont Tasselot au Havre-de-Grâce. Elle enseigne comment une eau modeste, privée de l'énergie du Rhône et de la force du Rhin, de la situation de la Loire., traverse les millénaires et les géologies pour devenir une civilisation. Elle dit comment cette paysanne en tablier, d'herbe, née parmi les 'grenouilles du Morvan, devient le fleuve français par excellence, fait naître un royaume et son unité, invente l'ogive, engendre l'esprit classique, construit Paris, abreuve 200 ports, jette de Méry à son estuaire 150 ponts (dont celui de Tancarville, le plus grand pont suspendu d'Europe, 1 410 mètres de long, 48 de hauteur sur l'eau) et creuse 27 écluses, unit par cargos Londres à Gennevilliers, et fait soupirer d'une égale nostalgie le pompiste de Salt Lake City et le chef de gare de Novossibirsk. En des temps plus anciens que la mémoire de l'homme, il n'y avait pas de Seine. Les tropiques régnaient sur l'Ile-de-France. Enveloppés d'une atmosphère saturée de vapeur et de gaz carbonique, des monstres gluants glissaient dans la boue des lagunes. Puis vint le Déluge qu'attestent les grands livres et que les géologues confirment. C'est le Déluge qui creusa le lit de la Seine et de ses affluents., l'Oise et la Marne, laissant à découvert des des ilots élevés qu’on appelle aujourd’hui Montmartre, Chaillot, Belleville, le Mont Valérien, Sèvres, Bougival, Meudon. Quand le flot s’en alla, la Seine formait à Paris une large boucle vers le nord, qui passait par la Bastille, la République, la gare du Nord, Saint Lazare et la Madeleine. Par la suite, les alluvions recouvrirent ce tracé et ramenèrent la rivière à son lit actuel.
Les hommes cependant étaient apparus sur ses
bords, troglodytes quasi bestiaux mais en flamboyant par à coup cet
éclair créateur qui donne aux mains la capacité de tailler le silex,
c’est-à-dire d’élever finalement un palais de justice à Rouen, une tour
Eiffel à Paris. Les choses vont si vite sous ce ciel et à cette latitude.
Cette métropole, autour de laquelle s’est faite l’unité française, n’est
pas au centre de la France. Elle n’est un port de mer comme Londres,
New York. Enfin, il y eut avant elle des cités (Tours, Angers, Lyon,
Laon, Toulouse) qui, à un moment ou un autre dans l’histoire, furent
plus grande qu’elle et qui pourtant ne réussirent pas à comptabiliser
la gloire et le rayonnement français. C’est qu’il leur manquait quelque
chose : la Seine justement, ce courant d’eau calme et mesuré, ce fleuve
qui n’inspire jamais l’effroi et qui porte, sans danger pour quiconque,
les nefs du pain quotidien. Car le bonheur à Paris est géographique
et seul les géographes l’explique bien, avec naturellement les poètes
: « Il y a des points du globe, des bassins de vallées, des versant
de collines, des confluents de fleuves qui ont une fonction. Ils se
combinent pour créer un fleuve. » (Victor Hugo – 1867).
Tant de sagesse sous un ciel si tempéré a fait
de la Seine l’amie des hommes, la rivière humaine entre toutes. Ses
inondations – La dernière en 1958 – ont toujours produit l’effet d’un
malentendu, d’une malédiction, voire d’un coup de sang comme en ont
les natures les plus pacifique. Au VIème siècle, Grégoire
de Tours note que « dans la huitième année du règne de Childebert II,
les eaux de la rivière séquanaise grandirent au-delà de la coutume.
» Plus tard, sous Louis le Débonnaire, l’historiographe de Sainte Geneviève
releva des faits identiques. Sans l’inondation de 1910, les Parisiens
auraient volontiers pris ces vieux chroniqueurs pour des mythomanes.
Cette année-là, l’automne avait été fort humide. Décembre fut pluvieux,
janvier diluvien. Le 28, l’échelle du pont de la Tournelle, qui voit
rarement l’eau monter à plus de 6 mètres, marquait un chiffre stupéfiant
: 8,62 m. Du coup, on en oublia l’Alsace et la Lorraine. Le flot fusait
de toutes parts, de la rivière et des égouts. Sur le pont Mirabeau coulait
la Seine. Rue, routes et voie ferrées étaient coupées. On canotait à
Saint-Lazare. La banlieue formait lac. Usine à gaz et centrales noyées
s’arrêtèrent : le soir, la moitié de la ville fut privée de lumière.
A la Concorde, la troupe et les volontaires entassaient les sacs de
sable pour protéger l’obélisque et les palais de Gabriel. Infidèle à
sa devise, Paris sombrait. Au bout de huit jours toutefois la Seine,
fatiguée d’avoir viole sa propre nature, se fit petite et rentra chez
elle. 1910 tourna lentement à la légende et même à l’épopée. Après quelques
décennies d’incurie méditative, l’Administration décida d’agir. Pour
régulariser le régime des eaux, on construisit de grands barrages-réservoir
(Crescent, bois de Chaumeçon , Pannesière, Champaubert) A 20 kilomètres
de Troyes, le dernier en date, le « réservoir Seine », absorbe quelque
200 millions de mètres cubes : en cas de crue, il peut à lui seul abaisser
d’environ 40 centimètres le niveau de la rivière au pont d’Austerlitz.
Les rares soubresauts de la Seine soulignent,
plutôt qu’ils ne contredisent, l’habituelle gentillesse de la rivière.
Dans son allure et dans ses caprices, la Seine est femme – comme le
Rhône est damoiseau. La mythologie gallo-romaine l’explique à sa manière.
« Seine, dit-elle, était une nymphe, fille de Bacchus, dieu du vin.
Elle avait rendu service à Cérès, déesse de l’Agriculture. » Cérès fit
don des prairies du pays gaulois où désormais, elle put s’ébattre au
milieu d’un cortège de nymphes. Mais un jour Neptune, dieu des eaux,
s’enflamma pour elle, sortit de la mer et s’élança, plein de convoitise,
à sa poursuite. Il avait déjà saisi son voile lorsque Seine invoqua
l’aide de son père Bacchus et de sa protectrice Cérès. Aussitôt, son
voile et son corp s fondirent en eau. Seine était devenue fleuve.
La Seine a engendré une certaine qualité de bonheur qui lui ressemble,
sage comme son débit, raisonnable comme sa pente, tempéré comme son
climat. Elle en a donné à jamais le gout à ses riverains. L’esprit qui
souffle ici répugne à la démesure, à la fatalité, à la métaphysique.
Il est raison avant d’être magie.
Les constantes locales -ciel,
eau, vallons, climat – restent invariable. La Seine ne produit pas d’Eschyle
ni de Shakespeare, mais elle engendre Corneille (de Rouen), qui met
l’homme en équation, et Poussin (des Andelys), qui géométrise la nature.
Elle ignore Bouddha et sainte Thérèse d’Avila, mais elle dans le berceau
de Saint Louis à Poissy et dans les livres de saint Bernard à Chatillon.
Elle est incapable de concevoir un Escorial, mais elle fabrique Versailles,
type achevé de la résidence royale, dont les principicules de l’univers
tireront cent copies. Elle édifie la sublime et présomptueuse forteresse
de Château Gaillard aux Andelys ( destinée par Richard Cœur de Lion
à n’être jamais prise). Feint morale : sept ans plus tard, en 1204,
elle fournit à Philippe Auguste les moyens d’en venir à bout. Si c’est
à Lillebonne que le bâtard Guillaume forme le projet de conquérir l’Angleterre,
en 1066, il faut reconnaître que Londres n’est jamais qu’à une portée
d’arquebuse de la Normandie. ( Ce n’est pas l’Inde d’Alexandre ni même
l’Egypte de César et de Bonaparte).
La Seine n’inspirera jamais à personne l’idée
d’empiler des pierres en forme de pyramide, mais à l’heure qu’il faut,
ses architectes inventeront la croisée d’ogives d’où sortiront les cathédrales.
Son langage lui-même, orphelin de poésie en face de ses frères anglais,
russe, allemand, si richement pourvus d’accents, d’inflexions, de souplesse,
deviendra sans effort la langue des cours et des ministères, et l’académie
de Berlin ne croira pas déchoir en mettant en concours, en 1783, cette
grande question : « Pourquoi le français est-il une langue universelle
? »
Des forêts morvandelles, pleines d’airelles et de genévriers,
au bassin d’Honfleur figé sur son passé, l’exigence de bonheur a la
force de l’instinct. « Être ou ne pas être » Le dilemme et inintelligible
sur ces rives-ci. Louis XIV abandonnera un jour le château de Saint
Germain en Laye parce qu’il en aura assez de voir, dans les lointains,
le funèbre clocher de Saint-Denis, tombeau royal où sa place est marquée.
En 1793, les ministères européens étonnés entendront tomber de la tribune
de la Convention cette phrase inouïe : « Le but de la société est le
bonheur commun. » Le bonheur commun, c’est sans doute le pain et la
liberté, mais c’est aussi le bain, la voile, la pêche…
Or l’onde
est de moins en moins pure. Il est loin le temps où Julien l’Apostat,
empereur romain en 361 et grand habitué de Lutèce pouvait s’écrier :
« Rarement la rivière croit ou diminue : telle est en été, telle-elle
demeure en hiver. On boit volontiers l’eau très pure et très agréable
à la vue. » Et loin aussi l temps, en 1866, où Charles Nodier constatait
qu’il n’y avait pas une seule fontaine à Troyes : les habitants préféraient
s’y gargariser à l’eau de la Seine. En 1971, les laboratoires sont formels
: La Seine est le plus grand égout de France. Son eau contient qui contient
officiellement 16 000 bactéries par centimètre cube à Choisy-Le-Roi,
en contient malgré de successives épurations, 38 000 au moins en aval,
au confluent de l’Oise.
Plongés dans ce bouillon de culture, les poissons
qui survivent ne méritent plus la sympathie du gastronome. Le fameux
Richard, un ancien directeur des bains Deligny , avait fait un jour
le pari de distinguer, les yeux bandés, les poissons de l’amont et les
poissons de l’aval de Paris. Il y en avait des deux sortes sur son assiette
pêle-mêle. On a honte de le dire : Richard ne se trompa pas d’un poisson.
Charles VI (1368-1422) avait interdit aux vidangeurs de décharger dans
la « rivière ». Sage mesure d’un roi fou. Après lui, la Seine devint
peu à peu ce qu’elle est aujourd’hui : un cloaque. Avec ce qu’on y trouve,
un chimiste inspiré referait la création. A force de détergents, d’herbicides,
de fongicides, de Pesticides, de solvants, d’édulcorant, de coagulant,
d’anticoagulants, de moussants, d’antimoussant, d’astringents, de plastifiants
de clarifiants, anti-germes, d’antiferments… la rivière soumise à d’implacables
fermentations, a vu sa température s’élever de plusieurs degrés. Dans
les années 50, on signalait qu’une cuiller en argent plongée dans l’eau
à Bougival, s’oxydait totalement en douze heures de bain (un homme alors...)
Et qu’une allumette craquée au-dessus de certaines croûtes dérivant
sur l’eau, provoquaient de menues explosions. Entre 1960 et 1970, on
commença à relever autour des barrages et des écluses des accidents
d’un genre nouveau : des gents tombés à l’eau, mourraient asphyxiés
sous la mousse de détergents sans qu’on pût leur porter secours.
Y a-t-il eu, depuis qu’on en parle, prise de conscience de cette réalité
? Quelques tentatives çà et là de prévention ou de traitement des plaies
ne font pas une croisade. La pureté des eau n’est qu’une partie de l’univers
complexes de « nuisances » dont le centre – le bourreau et la victime
– s’appelle Paris. Après un siècle d’avance (le 20 juin 1884, exactement)
un citoyen français, résident à Grasse, Jean-Antoine Porré, s’élevait
dans une lettre ouverte au monde contre la « pollution » des machines
à Vapeur et le progrès, celui-ci étant identifié à celle-là. Il concluait
ainsi : Je prie les personnes qui veulent bien s’en rendre compte,
le soir et le matin de monter sur les sommets des montagnes ; il verront
une grande fumée et vapeur qui s’étendent sur les beaux champs et qui
étouffent tout.
Nous avons passé les trente trois ans de sursis
accordée par l’homme ; il reste encore des arbres en France, mais si
vous montez sur les modestes sommets du district de Paris, à Montmartre,
aux Buttes Chaumont, à Meudon, vous le verrez, la « grande fumée et
vapeur » prédite et signalé par le citoyen Porré.
A tout ce qui réjouissait
l’être, la rivière à longtemps fait bonne mesure. Les phalanstères abondaient
dans ses boucles. A un moment donné, à la suite d’un chef d’école ou
d’un mot d’ordre, toute la peinture s’écrasait à Argenteuil (Monet)
et à Honfleur (Jongkind), toute la littérature assiégeait Medan (Zola)
et Valvins (Mallarmé). Le collier de l’art moderne semblait n’avoir
qu’un fil, la Seine. E parce que la Seine avait des droits sur l’art,
elle en avait aussi d’immense sur l’amour. Depuis que Gustave Flaubert
à fait se rencontrer, sur le bateau Montereau Frédéric Moreau, l’éternel
jeune homme, et madame Arnoux , l’éternelle femme de trente ans, toute
« l’éducation sentimentale » en France respire l’eau lente et la mélancolie
des saules. A Amfreville (Seine Maritime), des pierres fidèles racontent
la légende des deux amants. La fille du châtelain aimait un chevalier
du voisinage. Le châtelain n’aimait pas le chevalier. Il consentait
cependant à donner sa fille, mais à une condition, qu’il gravît sans
se reposer la colline, au-dessus de la Seine, en portant la jeune fille
sur ses épaules. Le bachelier, chargé de sa chimère vivante parti. Il
allait toucher le sommet quand la fatigue le terrassa. Il s’écroula
mort. La jeune fille le pris alors dans ses bras, acheva la course,
puis se jeta avec lui dans le vide. C’est ainsi qu’il eut à Amfreville
« un prieuré des deux amants ». Or, si les amours finissent mal parfois,
ce n’est pas par un goût ténébreux de l’échec, c’est que le monde à
ses lois et la société ses hypocrisies. En cela, le gout du bonheur
en val de Seine n’est pas aveugle. µIl se connait périssable, et sait
que tout passe comme ont passé les dynasties et les peuples penchés
autrefois sur l’eau du Pont Neuf.
Il arrive que les Dragues, ferraillant sans cesse
le long du fleuve, ramènent à la surface d’étranges reliques : jetons
de corporations, insignes politiques, mangeoires et abreuvoirs d’oiseaux
du XIVème siècle – même chez les oiseaux, les prisons survivent
aux prisonnier – jouets d’enfants tels que sifflets, sonnettes, bagues,
petites épées pour jouer à la guerre de cent ans. En fouillant à la
source même, des chercheurs ont exhumé en 1963 l’atelier d’un sculpteur
populaire gallo-romain avec tout son stock : 150 statues de bois, certaines
hautes de près d’un mètre. Il y a là des têtes d’homme et de femme,
des ex-voto de malade, travaillés à la ressemblance ; toute la saint-sulpicerie
de ce Lourde païen qu’était le sanctuaire de la déesse Seine (Sequana
Dea) aux premier siècle de notre ère. A Elbeuf, on a trouvé le glaive
d’un pillard normand du IXème siècle ; à Orival, un éperon
à molette du XIVème siècle ; à Paris, la hache du bourreau,.
Chose de fer. Chose de sang auxquelles chaque tranche du temps ajoute
ses propres alluvions.
Passé, présent. La Seine engloutit tout et
va son chemin, éternellement docile, aux sentiments de ses rives, ouverte
à l’homme pour qu’il y jette ses peurs, ses amours, ses labeurs.
Dans la nuit du 27 juillet 1830, raconte l’historien Héron de Villefosse,
un officier, le marquis de Montereau, campait avec ses hommes dans la
cour du Carrousel. Il somnolait. Il vit tout à coup à ses cotés un petit
homme vêtu de rouge qui frotta son ongle contre un pavé pour lui offrir
du feu. Le marquis ne désirait-il pas allumer son cigare ? un peu plus
tard, l’étrange personnage se mit à soliloquer : «Ici, dit-il j’ai vu
danser la Carmagnole de 93 et la farandole de 1814 ; j’ai entendu les
vociférations des massacreurs de Septembre et les cris d’amour des courtisans
de la Révolution. La vie est un cercle vicieux. L’humanité ressemble
à ce cheval de manège qui court toujours sans sortir du cercle tracé,
qui avance sans jamais arriver et accomplit sa révolution quotidienne
sans se souvenir de la veille ou se préoccuper du lendemain. » Cela
dit, le petit homme rouge pirouetta dans la nuit. Le marquis n’avait
pas aperçu d’oreilles pointues, ni humé aucune odeur de soufre. Mais,
trois jour plus tard, Charles X était chassé du trône et le marquis
pouvait hocher la tête quand on niait devant lui l’existence du Malin.
L’homme du Carrousel en savait trop long sur
l’histoire française : il connaissait trop bien tout ce qui saigne.
Avait dû guider les hordes d’Attila, les drakkars de Rollon, les blindés
de Hitler. N’était-ce pas lui qui avait tiré les cloches de Saint-Germain
l’Auxerrois appelant la populace catholique à tuer Coligny et les huguenots
? Il était sans doute aussi sur le pont de Montereau en 1419, quand
les gens du dauphin assassinèrent le duc de Bourgogne et plus tard sur
le pont du Louvre quand les tueurs de Louis XIII exécutèrent Concini.
Les premiers fagots des buchers de Jeanne à Rouen (1431) et du grand
maître des Templiers, Jacques de Molay (1314). Il avait dû les porter
lui-même comme il avait fourni leur stylet de Ravaillac et Jacques Clément.
Du haut du Châtelet, il avait du bien rire en voyant jeter à l’eau le
corps de l’aman d’Isabeau de Bavière, cousu avec l’inscription « Laisser
passer la justice du Roy ». S’il était à Rouen quand Jean sans Terre
y avait étranglé son neveu de seize ans, Arthur de Bretagne (1203),
il avait certainement l’œil collé au judas quand, à Château Gaillard,
sur l’ordre du roi de France Louis le Hutin, son épouse Marguerite fut
étouffé entre deux matelas, dit-on (manière papelarde d’abréger la vie
d’une reine sans y toucher). Il avait dû compter a Gambais, le nombre
de rentières qui entraient dans la Maison de Landru et se délecter à
observer, rue Lesueur, l’épaisse fumée qui sortait en tourbillonnant
de l’hôtel particulier loué par un affable praticien, le docteur Petiot.
C’est encore lui, certes qui avait fait assiéger, piller, incendier
sans trêve au cours des siècles la malheureuse cité de Bar-sur-Seine-«
il y eut plus de 700 hôtels brulés et la Seine fut couverte de cadavres
» (Froissart, 1359) – si bien que les Barrois, excédés de misère, finirent
par détruire eux-mêmes, les remparts de leur place et par interdire
l’art, pourtant fameux chez eux, de la coutellerie. C’est lui toujours
qui avait désigné les combattants de la Commune (1871) aux bouchers
hagards de Monsieur Thiers. Sièges et tueries, révolutions, conspirations
exécutions, il avait tout vu, et la peste et la lèpre et la misère des
pauvres gens.
Depuis mille ans, tous les régimes sans cesse
ont protégé, nettoyé, régularisé le lit de la rivière. Au fils des siècles,
la Loire et le Rhône ont vu leur batellerie dépérir, puis succomber.
Pendant ce temps, les mariniers de la Seine, descendants des « nautes
» du plus haut Moyen Age, continuaient à s’interpeller, joyeusement,
bras tendu, de Mery à Caudebec. Il est des familles où l’on est marinier
de Seine depuis six siècles où quand on se marie, l’un apporte le bateau,
l’autre l’argent, où les ancêtres enterrés sur cinq cents kilomètres
de cimetières riverains, et où les enfants portent le nom des nefs héréditaires,
qu’elles s’appelle Ramsès ou Télesphore, Aramis ou Wilisiane. Un moment,
la batelerie avait sembler approcher de sa fin. Elle tombait en quenouille.
Tout concurrençait : le rail, la route, plus tard le pipe-line. A cette
menace, artisans et compagnies opposèrent d’intransigeantes vertus :
ils modernisèrent leur flotte, donnèrent le pas aux automoteurs, multiplièrent
les bateaux citernes. Quand Le Havre et Rouen, reconstruits, commencèrent
à recevoir l’énorme flot de pétrole d’outre-mer, les mariniers étaient
prêts. Sur la Seine, hérissée de raffineries, des villages interloqués
– Port-Jérôme, Tancarville, Bonnières se réveillent d’un long engourdissement
pour recevoir les péniches pansues et les automoteurs pétroliers. En
accélérant tout, le pétrole avait tout sauvé. Du coup, le mirifique
projet de Paris port de mer reprenait vigueur : les installations et
voies navigables de l’agglomération (ce qu’on appelle le port de Paris)
sont désormais à la hauteur de toutes les ambitions. Le trafic annuel
y est de quelques 25 millions de tonnes (1970). Des cargos hollandais,
anglais, scandinaves, battant pavillon bleu de la priorité aux écluses,
y abordent quotidiennement : il suffit qu’ils « tirent » moins de 3,20
mètres et qu’ils puissent abaisser leur superstructures au passage des
ponts pour parvenir sans encombre aux portes de la capitale.
Le progrès
a ses ironies. L’engorgement de Paris à conduit certains experts à faire
l’éloge de cette magnifique artère, encore libre, qu’est la Seine ;
et sur laquelle, par une chance insigne, les voitures ne peuvent pas
rouler. Et c’est ainsi que la flotte de bateaux mouches, tombé de 105
unité (1909) à 0 (1934), remontée à 4 en 1955 puis à 18 en 1970 se voit
promise, en dépit des voies sur berges (15 kilomètres) et du boulevard
périphérique (25 kilomètres) au plus bel avenir.
Ainsi, sur cette eau franche, le passé revient
quelquefois faire des bulles. Si sage qu’elle soit, la rivière garde
de précieuses zones de turbulence où l’énigme mord la queue du merveilleux,
où Sindbad le Marin croise la route du père Ubu. Phénomène de la Seine
! Où se trouve cette ile de Belsinac qui disparut un beau jour sous
les flots d’une marée d’équinoxe, avec le monastère qu’elle portait,
qui reparut deux siècles plus tard (1641) pour s’évanouir définitivement
quelques jours après ? Où git l’épave du Télémaque, qui s’engloutit
devant Quillebeuf le 3 janvier 1790 ? Il avait dans sa chambre forte,
dit-on, le trésor de Louis XV, l’argenterie des abbayes de Jumièges
et de Saint-Georges, et les diamants de « L’autrichienne ». A Vix (Côte
d’Or) sur les bords de la Seine, o, a trouvé en 1953 dans une tombe
gauloise un cratère en bronze, admirablement décor, haut de 1,64 m,
d’un diamètre de 1, 27 m et d’un poids de 208,60 kg. « le récipient
métallique le plus imposant, écrit son inventeur , que nous ait livré
l’Antiquité. Il pouvait contenir plus de 1 100 litres de vin. Mais qui
nous dira comment cette encombrante merveille a pu arriver, cinq siècles
avant Jules César, dans une tombe, au plus profond de la forêt gauloise,
et pourquoi elle gisait à côté du squelette d’une femme ceinte d’un
diadème d’or ?
S’il y a des larmes pour les choses (Sun lacrymae
rerum), il devrait y en avoir pour Honfleur, dont les marins fréquentèrent
jadis Terre-Neuve, firent de profondes incursions en Amérique tropicale
et jetèrent les premières ancres de l'Europe aux îles de l8 Sonde. Tant
de gloire ne l'a pas sauvé de l'ennemi d'en face : Le Havre, tard fondé
par François Ier, mais vite devenu le premier port de l'estuaire.
Ville-crevette, ville aquarelles, ville-musée, Honfleur dort maintenant
entre ses façades échassières et sa Lieutenance moussue.
Paris !
Dernière boucle du parcours, bien qu'elle soit au milieu. « Sublime
vaisseau chargé d'intelligence », selon Balzac. Un Français sur cinq
ou six est parisien (du district), mais un Parisien sur deux est vraiment
parisien. Les autres sont nés ailleurs. La province se dilue sur les
bords de la Seine pour s'y condenser sous une forme bien plus singulière.
Le patriotisme de quartier y remplace l'esprit de clocher. Qu’est-ce
qu'un Parisien ? La statistique est chose merveilleuse. Elle dit que
l'agglomération compte 9 500 000 habitants, mais qu'à Paris vivent seulement
2 600 000 âmes (à 32 000 âmes par kilomètre carré, c'est la plus forte
densité urbaine du monde, avant Tokyo, 16 000, et New York, 13 200 ,
109 200 chiens et 3 millions de rats - le tout contenu dans 80 4 79
maisons et circulant sur 5 139 voies publiques (il y en avait 653 sous
Louis XIV), parmi 250 statues, 243 sur socle, 102 en pied (il n'y en
avait pas 5 sous Louis XIV), 76 musées. 26 kiosques à musique, 47 bascules
automatiques, 600 cinémas, 85 000 arbres (autant que de maisons), 6
500 bancs publics, 14 500 taxis, 3 500 autobus, et beaucoup d'autos
(un million en 1970). Tout cela arrive à perdre, bon an mal an, environ
150 000 objets dont 10 000 oubliés dans des taxis), qui vont de la toupie
à l'éléphant blanc. 252 930 avions passent dans le ciel et 40 000 bateaux
sur la Seine qui accueille d'autre part quelque 190 noyés par an. S'il
y a 40 000 artistes dans Paris et 6 000 clochards permanents, il s'y
trouve aussi 28 220 emmurés : militaires, religieux, collégiens, vieillards
d'hospice, malades et détenus. (Oublions, pour n'affliger personne,
les reclus volontaires par mélancolie, misère, dignité. Et les monstres
cachés dans les soupentes, et les séquestrés de l'amour ou de la vengeance...)
Le Parisien, avec cela, appartient à l'espèce ordinaire de l'homme moderne
dont les statistiques nous disent tout ce qu'il faut en savoir : il
dort 176 424 heures dans son existence, se rase 18 250 fois, se lave
73 423 fois, fume 180 000 cigarettes, vide 570 tubes de pâte dentifrice,
lit 9 276 livres et se met en moyenne 23 460 fois en colère sans compter
la colère qui peut le prendre à lire les statistiques. Car, s'il est
parisien, il sait de science certaine que les statistiques ne rendent
jamais compte de ces éléments impondérables et inchiffrables qui entrent
dans la chimie des villes. Où ont donc, dans les statistiques, les marronniers,
les platanes et les peupliers des quais Où sont les bancs de l'amour,
les bars-tabacs, les marchands d'in-folio ? Où sont les ateliers, les
îles-usines, les gares-cités, les musées inconnus, les génies ignorés
? Où vous voit-on, Bolivar, Lénine, Chou En-lai, Hô Chi Minh ? Proscrits,
poètes, comploteurs et danseurs, où êtes-vous donc ? Dante, Boccace,
Nerval,
Rimbaud, Lautréamont, où vous voit-on ? La statistique vous
oublie, Metropolis vous absorbe. Et cependant, vous existez. Si forte
que soit « l'accélération de l'histoire », Paris garde en son sein l'inébranlable
élément de sa permanence, la Seine. Intemporelle et moqueuse, elle baigne
dans la même onde (plus ou moins propre), hier, aujourd'hui et demain.
On a refait d'autres métropoles, aussi grandes et plus grandes que Paris.
On y a tout mis de ce que contient cette ville. On a refait des places
de la Concorde, des Arcs de triomphe, des boîtes à bouquins, des cabarets.
Mais la Seine, qui l'inventerait comme elle est ? Elle ressemble au
thé chinois qu'on ne saurait boire ailleurs qu'en Chine et dont la recette
(eau de neige, vase bleu, tasse de Huemm-Tcha, feu d'érable) aide à
comprendre que c'est qu'un sortilège local. Thé de Chine ! Rivière de
Seine ! Avant que le soleil ne se couche, beaucoup de tasses de Huemm-Tcha
auront été bues, beaucoup d'eau aura coulé au pied des coteaux de Suresnes.
La déesse continue son ancien voyage du bassin des grenouilles à la
mer d'Occident. Soleils, siècles et générations s'éteignent sur ses
flancs. PIERRE JOFFROY
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