En farfouillant dans les immenses rayons de la Bibliothèque Nationale de France (sur le site Gallica), j’ai découvert, par pur hasard, cette description de notre belle capitale. Rédigés par M. Sylvain Maréchal en 1788, je vous la livre telle que je l’ai découverte. Ecrite en vieux François, je me suis permis de la réécrite dans notre langue actuelle en modifiant certains mots pour le rendre plus compréhensible.
Quelques esprits chagrins qualifient
Paris de nouvelle Babylone, de Sybaris moderne : nos rois l'appellent
leur bonne ville. Cette capitale de la France ressemble à ces
femmes d'une conduite équivoque, mais aimables, dont on se méfie,
mais qu'on aime, qu'on aborde avec crainte, qu'on quitte à regret,
et dont on ne perd jamais le souvenir. Les mœurs de Paris ont
suivi la fortune de la France. Paris sert de modèle aux Provinces
; mais l'exemple de la Cour pèse sur la Capitale du Royaume.
D'ailleurs, cette circulation successive et rapide des individus
de toutes sortes qui s'y rendent, et qui en sortent pour y rentrer
encore, ne laisse jamais cette Cité dans une situation permanente.
Paris étant un des points centraux de l'univers, tient un peu
de tous les objets avec lesquels elle communique. Cependant
il est encore dans cette Ville immense, quelques citoyens qui
restent toute leur vie comme étrangers à ce qui se passe autour
d'eux.
A la faveur de leur obscurité, ils échappent à l'impulsion
générale, et meurent à-peu-près comme ils ont vécu, sans laisser
de vide ; on ne s'est point aperçu d'eux. Mais si leur destinée
n'est point brillante, elle est du moins paisible et assez pure.
On a voulu désigner ici ces bons bourgeois qui, ne mettant pas
le pied hors de la sphère étroite de leur quartier, végètent
comme la plante attachée au sol qui l'a fait naitre ; qui la
nourrit.
Cette classe de Citadins estimables devient
rare ; par la raison qu'ils ont bien de la peine à retenir leurs
enfants constamment auprès d'eux ; et souvent il ne faut aller
qu'au bout d'une rue pour découvrir un monde nouveau bien propre
à exciter la curiosité de jeunes gens qui n'ont encore rien
vu.
Nous avons connu de jeunes personnes nées dans la moyenne
bourgeoisie, qui à vingt ans, n'avaient point encore franchi
les limites de leur faubourg, et ne connaissaient que de nom,
le Palais Royal et toutes ses merveilles. L'innocence de mœurs
était le fruit de leur ignorance. Mais ces familles retirées
sous leurs toits écartés de la foule, sont difficiles à rencontrer,
surtout à ceux qui n'observent Paris que dans les lieux publics.
Les Parisiens proprement dits, qui ne font pas la partie la
plus nombreuse de cette capitale, conservent encore quelque
chose de ce caractère de loyauté qui distinguait les Francs.
Ils aiment la paix ; mais on les trouve, quand il s'agit de
prendre le parti de l'honneur. Ils n'attaquent point, mais ils
savent se défendre. Ils sont bons, et l'ingratitude ne les corrige
pas tout de fuite de leur penchant à la bienfaisance. La nature
les a doués de beaucoup d'aptitude pour les Sciences et les
Arts ; mais l'imagination et la chaleur de tête n'est pas ce
en quoi ils abondent. Leur cerveau parait organisé plutôt pour
faire des Philosophes que des Poètes ; et Paris a produit dix
d'Alembert contre un Voltaire.
Le parisien aime ses Rois,
sans être insensible aux charmes de la Liberté ; et s'il n'en
a pas toujours soutenu les droits avec fermeté, il faut l'attribuer
a plusieurs causes hors de lui. D'ailleurs, né insouciant et
débonnaire, il fait quelques sacrifices à sa tranquillité personnelle
; et pardonne volontiers à ses Chefs, parce qu'il faudrait toujours
être dans un état de guerre, si l'on ne fermait pas les yeux
sur les abus et les excès auxquels on doit nécessairement s'attendre
dans un Empire et dans une Ville tels que la France et Paris.
La populace de Paris est moins insolente et a moins d'énergie
que celle de Londres ; elle est aussi plus pauvre et surveillée
de plus près : elle est sale par habitude et semble se plaire
dans la fange. Il faut l'intervention d'une Police exacte et
rigide pour entretenir un peu de propreté dans les marchés.
La description que les voyageurs nous
rapportent des peuplades sauvages logées dans ces cabanes hideuses
à l'œil et repoussante à l'odorat, pourrait convenir sans beaucoup
de restrictions, aux basses classes du Peuple de Paris.
Le
linge qu'il porte tombe en pourriture, et le laisse souvent
à nu. On ne peut faire un pas, sans rencontrer de ces êtres
tellement abâtardis par la misère, qu'ils n'ont pas même le
sentiment de leur état. On a peine à distinguer leur sexe, à
travers les haillons qui les couvrent.
Ils ont souvent à
la bouche une expression énergique qui les peint d'un mot :
pour dire, j'ai beaucoup travaillé, ils disent : j'ai bien roulé
mon pauvre cadavre. Leur reconnaissance a même quelque chose
d'avilissant ; ils appellent mon Maitre le simple particulier
qui leur a fait quelque bien.
On rencontre par fois, des
femmes attelées avec des bêtes de somme, pour transporter les
fardeaux d'un bout de la Ville à l'autre ; d'autres femmes,
assez souvent, se chargent de nettoyer les chaussures boueuses
des piétons. Plusieurs passent le temps des Fêtes à ramasser
les cendres, dont on a dégarni le foyer des maisons : ou bien,
courbées des heures entières sur un ruisseau fétide, y cherchent
quelques pièces de monnaie que le hasard aurait pu y laisser
tomber : et ces scènes avilissantes ont lieu journellement au
sein de la Capitale du Peuple le plus galant et le plus sensible
de l'Europe.
Ne dirait-on pas qu'on a ménagé ces honteux
tableaux exprès pour faire contraste avec les images riantes
qu'étalent de toutes parts le luxe et la vanité.
La classe
des ouvriers mène une vie un peu moins triste que celle des
porte faix. Pour peu qu'un artisan ait d'ordre, il se soutient,
non sans peine toute fois. Le moindre écart qu'il se permet,
le plus petit accident qui lui survient, le livre à la misère
et à ses suites. L’hôpital ou la Prison est sa dernière ressource.
Heureux, quand il a le courage de ne point envier le sort de
la classe des Domestiques. Ceux-ci font en grand nombre, et
copient leurs Maitres. Insolents, paresseux, joueurs et peu
économes, un froid libertinage remplit leur désœuvrement ; d'autant
plus corrompus, qu'on leur passe tout, pourvu qu'ils aient l'art
et l'attention de rendre leur service agréable. Et en effet,
ils préviennent les moindres caprices de ceux à qui ils appartiennent.
Mais comme ils se vengent de cet assujettissement sur les
protégés
de ceux qu'ils servent ! Une urbanité insultante et dédaigneuse
a remplacé les airs brusques qu'ils se permettaient jadis. Les
femmes en condition rivalisent leurs maitresses jusque dans
les boudoirs, et partagent leurs aventures ; c'est le prix qu'elles
mettent à leur discrétion, dont bientôt on saura se passer.
L'ouvrière modeste, qui pourrait vivre honnête et libre,
du produit de son travail assidu, piquée de se voir éclipsée
par les parures de la femme au service d'autrui, quitte son
atelier pour passer dans un antichambre, y apprend sous peu,
à tirer parti de sa jeunesse et de ses charmes, et grossit bientôt
la liste nombreuse de ces beautés, fléau des mœurs, plaies honteuses
de la société. La basse Bourgeoise, que dévore ordinairement
la passion du lucre, livrée toute entière aux détails du commerce,
se conduit avec assez de régularité. Toujours occupée et sédentaire,
elle n'a ni l'occasion ni le temps de suivre le train général.
D'ailleurs, une famille qu'on a l'ambition de placer plus haut
que soi, demande des soins. La loyauté dans les affaires souffre
un peu, quand on est certain de sauver les apparences. De petites
fraudes hâtent le moment d'aller consumer en paix et à l'écart,
les fruits de son labeur. Les enfants entrent dans le monde,
s'attachent selon leur génie respectif, à tel ou tel objet;
et à coup sûr, devenus plus que leurs pères, ils en vaudront
moins.
La marche de la haute Bourgeoise, ou
de la classe opulente des citoyens du Tiers-État, est plus large
et plus rapide. On commence par souffrir patiemment des rebuts
des Grands et de leurs sarcasmes, dans l'espoir d'aller un jour
de pair avec eux. C'est dans cette classe qu'on s'adonne aux
grandes spéculations de la finance et de l'agiotage. Le Clergé,
la Robe et l'Epée y vont recruter des sujets ; et la manière
d'y vivre se ressent déjà de ces trois professions.
C'est
là que le faste s'affiche et se donne carrière. C'est là que
le gaspillage tient lieu d'une dépense honorable. C'est là que
va se rendre la jeunesse laborieuse des campagnes, pour y être
métamorphosée en valets oisifs. Ce sont ces maisons millionnaires
qui soutiennent la réputation de la capitale chez les étrangers,
et donnent une haute idée des ressources du gouvernement capable
d'un tel luxe chez les particuliers de la moyenne région ; lequel
luxe le cède à peine à celui de la Noblesse, toujours obligée
de renchérir, quels que soient ses moyens. Les familles Patriciennes,
jalouses de l'antique considération qu'on leur portait, se soutiennent
le plus honorablement qu'elles peuvent aux yeux du peuple, qui
ne leur est plus aussi attaché qu'autrefois. Il est cependant
quelques magistrats recommandables, surtout parmi les jeunes.
Mais l'influence du siècle a gagné jusqu'à eux ; et ils n'ont
pas su se garantir de tous les ridicules de la mode. Le Clergé
devenu moins exigeant et non moins éclairé, garde un silence
prudent sur de certaines questions : et sur des propos très
indiscrets qu'on se permet aujourd'hui dans le monde. Le Corps
de la Noblesse n'a jamais été si instruit, et n'a jamais eu
des gouts plus sains. Mais l'honneur Français est un feu sacré,
à la garde duquel tous les membres de ce Corps illustre n'ont
pas veille avec un zèle égal. Le besoin du moment a nécessité
les mésalliances ; et l'on a contracté insensiblement les habitudes
de ceux dont on a emprunté les ressources.
Il est à Paris une classe d'individus,
la pire de toutes. Ces gens ne tiennent à rien, et se mêlent
à tout. Placés entre le peuple et les grands, ils protègent
d'un côté, rampent de l'autre, et promettent ici ce qu'ils mendient
ailleurs. Ils font ce qu'on appelle des affaires ; on les rencontre
partout. Leur Costume en impose. La volubilité de leur langue
étourdit, mais entraine ; et eux, mêmes sont étonnés, comment
ils existent. Les Gens de Lettres de Paris forment un contraste
avec les précédents. Mais ils sont en trop grand nombre pour
conserver l'ascendant qu'ils se sont vu sur ceux qui lisent,
et qu'ils pourraient conserver, s'ils ne souffraient plus parmi
eux ces entrepreneurs d'ouvrages imprimés, qui tiennent le Génie
à leurs gages, et qui dans un loisir coupable, s'engraissent
des sueurs du talent ignoré, travaillant sans relâche dans leurs
Bureaux. Paris fourmille de ces spéculateurs littéraires, de
ces Agioteurs d'esprit, tenant Manufacture de Livres, impuissants
à les faire, mais charlatans pour les débiter ; dignes rivaux
des libraires, qui ne les voient pas de bon œil ; ces gens-là
ne font rien, et tout se fait chez eux ; on sème pour eux, et
ils ne laissent glaner les autres que quand ils ont récolté.
Ils osent quelquefois davantage. Non contents du labeur , ils
veulent encore de la gloire. Ils achètent une réputation, en
achetant de la copie ; et pour se faire un nom, ils ne font
que prendre la peine de signer le leur sur le Frontispice d'un
Ouvrage dont ils ont payé le manuscrit à tant la feuille. Ces
sourdes menées minent insensiblement les Lettres, les appauvrissent
et les dégradent en les assimilant aux denrées les plus viles
du Marché. On n'a pas encore obtenu à Paris, la liberté de la
Presse.
Le Gouvernement a établi depuis fort longtemps des
censeurs,
fonction de confiance, très délicate à remplir sans compromettre
personne. Néanmoins il se trouve des sujets assez intrépides
pour se charger d'un pareil fardeau. Paris offre beaucoup de
liaisons éphémères et vagues, que le caprice assortit un moment,
et dénoue le moment d'après. Ces amours passagers sont peu favorables
aux mariages. On contracte l'habitude de promener son choix,
sans le fixer. Les filles honnêtes ne peuvent plus se livrer
aux charmes d'une inclination sentimentale. La femme tendre
ennuie ou parfois exigeante. Les beautés faciles donnent le
ton. On a banni l'étiquette, qui jadis se glissait jusque dans
les boudoirs ; mais ou a passé à l'autre extrême. On ne se respecte
plus. Le voile du mystère est déchiré, et le vice ne prend plus
la peine de garder l'incognito. La mère ne se cache pas plus
de ses filles, que le père de ses fils. L'hyménée trouve encore
dans la roture, quelques partisans de bonne foi. Mais partout
ailleurs, c'est un manteau commode dont l'Amour fait son profit.
Les dissipations que le luxe invente tous les jours et multiplie
dans la Capitale, ont amené ce désordre dans les mœurs, L'uniformité
des plaisirs domestiques dégoute, quand on les compare aux amusements
variés qu'on peut se procurer hors de chez foi. Les petits Spectacles,
les petites Assemblées, les petits devoirs de société distraient
des occupations paisibles du ménage. Pour paraitre, il faut
une toilette longue et dispendieuse ; et c'est ainsi qu'on fait
à la vanité le sacrifice de son temps et de son patrimoine.
Par conséquent aussi l'éducation est négligée, ou conduite d'après
de faux principes. Quelques mères nourrissent leurs enfants,
afin qu'on sache qu'elles ont lu Emile. Mais il vaudrait mieux
souvent suivre l'ancienne méthode. On ne peut être tout-à la
fois bonne mère et femme du jour. Si l'enfant résiste aux inconvénients
de cette première école, un collège ou un gouverneur l'attend
; et ce qui peut lui arriver de plus heureux, c'est de n'y perdre
que son temps. La Société achève son éducation : est-il étonnant
qu'il devienne ce qu'on appelle un Homme de société ? Enfin,
il embrasse un état. Appartient-il à la Noblesse Militaire ?
Il est Officier né ; quels que soient ses gouts ou ses talents,
sa place est marquée à la tête d'un Régiment. Les enfants de
roturiers ont du moins la liberté du choix.
On élève les filles à-peu-près dans le
même esprit. On ne confie plus guère leur première jeunesse
aux monastères. De la maison maternelle, elles passent dans
celle d'un époux, par un arrangement de famille, quelquefois
conclu dès avant leur naissance. Si le cœur, au milieu de ces
convenances, ose réclamer ses droits, on le fait taire, ou l'on
compose avec lui.
Paris renferme un genre de femmes qui méritent
l'attention de l'amateur que le grand monde n'a pas encore blasé.
Ces jeunes beautés, nées de parents pauvres, se mettent de bonne
heure dans le cas de ne point être à la charge de leur famille.
Elles apprennent dès le plus bas âge, à manier l'aiguille ou
la polissoire, le pinceau ou le tambour à broder. Le travail
de la semaine non seulement pourvoit à leur entretien, mais
elles trouvent encore de quoi subvenir en partie aux frais d'une
parure assez élégante ; car elles ont un ami de cœur, à qui
elles veulent plaire, et avec qui elles ne manquent pas de passer
les jours de fête dans des assemblées champêtres près les Barrières.
Ordinairement on se rassemble quatre. L'on
dine sous la feuillée
; et le reste de la journée, l'on danse ou l'on se dédommage
autrement d'une semaine toute entière écoulée loin l'un de l'autre.
Ces Filles aimables, simples et douces, sont encore tendres
et fidèles. Elles se reprocheraient une partie de plaisir, faite
sans celui qu'elles aiment. Rien de plus touchant que les détails
de leurs petits ménages. C'est un mélange piquant de pudeur
et de volupté, de raison et de folie. Quelquefois on rencontre
ces couples heureux dans les spectacles bourgeois de la capitale.
L'Ami et l'Amie, pendant tout le temps de la représentation,
ont une main l'une dans l'autre, et s'appliquent avec naïveté,
les passages de sentiment qu'ils saisissent dans le Drame qu'on
joue. Ces unions volontaires sont assez durables, résistent
plus d'une fois à la séduction de l'or, et se terminent souvent
par un lien plus sérieux.
Les promenades publiques fournissent
encore l'occasion d'étaler sur foi tout le luxe et le gout dont
on est susceptible. On y fait assaut de parures ; les allants
et les venants s'y passent en revue et s'y jugent en toute rigueur.
Les Beautés du jour, qui ne le sont plus quelquefois du lendemain,
y vont jouir de leurs triomphes. Montées sur des chars élevés,
pour être vues de plus loin, elles ont peine à percer les flots
de spectateurs amoncelés fur leur passage. C'est là que les
Merveilleux de tous les étages font parade de leur choix, et
satisfont leur amour-propre. Mais ce n'est pas là que le Sage
de Genève lors de son séjour à Paris, portait ses pas : de tels
objets eussent blessé ses yeux, amis de la Nature, belle sans
fard ; il préférait les Boulevards du Nord de la Capitale ;
alors ils n'étaient pas ceints d'une haute muraille. Il semble
que l'exemple de J. J. Rousseau et du petit nombre de ces imitateurs,
aient eu déjà quelque influence sur les habitants de Paris.
Jamais le Jardin Royal des Plantes n'a été si fréquenté. Il
est vrai que le Génie qui y préside en a fait un nouvel Eden.
Mais il ne faut pas en sortir par la porte principale qui donne
sur les murs de l'Hôpital de la Pitié. Les impressions agréables
ne tarderaient pas à s'effacer a la vue de cet établissement,
qui ne fait point l'éloge des particuliers, s'il fait honneur
au Gouvernement. Tous ces enfants non réclamés, qui pullulent
dans cette triste maison, supposent des parents bien insensibles
ou bien misérables. Le faubourg où se trouve situé le Jardin
des Plantes, et les quartiers voisins, ont un aspect tel qu'on
se croit transporté, en les parcourant, à 200 milles de la Capitale.
La plupart des rues en sont désertes, même pendant les jours
de travail. L'herbe y croit en plusieurs endroits. Les habitants,
misérablement costumés, accroupis pendant les Fêtes, sur la
porte de leur taudis, ressemblent à de pauvres insulaires qu'on
ne visite pas souvent, et ouvrent de grands yeux, lorsqu'ils
voient passer leurs concitoyens du centre de Paris.
Quand
l'étranger fait son entrée dans cette ville, par les Barrières
de St. Jacques ou de St. Marcel, il croit que son guide s'est
trompé de route, et qu'il lui reste encore bien des postes à
courir, avant de pouvoir descendre dans les beaux Hôtels qui
l'attendent aux environs du Palais Royal. Dans ces faubourgs
et ailleurs encore, et ce n'est point une exagération, on serait
trop heureux de vivre des miettes qui tombent de la table du
riche. Quand les valets d'une maison opulente se sont bien repus
avec les restes de leurs Maitres, on achète le rebut des valets
pour les revendre aux habitants des faubourgs, lesquels n'ont
pas toujours de quoi se procurer cette nourriture avilissante.
Cependant la Nature n'avait dressé qu'une seule table pour tous
ses enfants.
Les repas à Paris, coutent fort cher, sont fort
courts, et les convives s'y montrent froids et dédaigneux. Les
élégants des deux sexes affichent une santé délabrée, et n'oseraient
avouer un bon estomac, parce qu'ils auraient cela de commun
avec la roture, le peuple et les gens de la campagne. L'appétit
a déserté nos tables, jadis abondamment servies, aujourd'hui
décorées de mets délicats et peu substantiels. Le vin a fait
place à l'eau ; et la gaieté franche des fille de Bacchus, a
disparu avec la liqueur qui la provoquait.
Cette sobriété
fausse n'a point amélioré nos mœurs. De misérables équivoques
ont fait taire les refrains naïfs et sans prétention, que nos
bons aïeux détonnaient, le verre à la main. Le Cynisme des Orgies
privées, la froide débauche a remplacé l'ivresse bruyante, mais
cordiale, qui réconciliait les Amis brouilles, et même l'Hymen
avec l'Amour.
Le café a produit une révolution dans les mœurs
de Paris. Avant qu'il fût connu, ou du moins avant qu'il fût
si commun, les honnêtes gens, les gens de la bonne compagnie
allaient au Cabaret. Il existe encore, dit-on, la Table ronde
de pierre sur laquelle Molière et la Fontaine, Racine et Boileau
(2) s'accoudaient et trinquaient ensemble. C'était alors le
bon temps de la Poésie. Sa décadence semble dater du moment
qu'on ouvrit des Cafés publics dans la Capitale. Tous les oisifs
mal-aimés s'y rendent surtout en hiver. Il est plus d'un individu
qui y passe la vie. Les Anglais n'y sont pas si à leur aise
que dans leurs Cafés de Londres ; ils s'aperçoivent au premier
coup d'œil, qu'on n'y jouit pas de son franc-parler.
Cependant,
il n'est point de villes républicaines, où l'on se trouve mieux
à même qu'à Paris de jouir d'une certaine liberté ! Un Homme
honnête, pour peu qu'il soit prudent, s'y conduit à-peu-près
à sa guise. On ne prend pas garde au Sage, quand il est dans
la foule. Il esquive la censure des uns, la malveillance des
autres, et ne faisant ombrage à personne, personne ne se trouve
contraint de rougir en sa présence, et par conséquent personne
ne l'évite, ne le remarque.
A Paris, les états sont tellement
fondus ensemble, on est distrait par tant d'objets, on se trouve
en relation avec tant de personnages divers, que le curieux
le plus impertinent, ou le plus malintentionné, se trouve en
défaut. On va, l'on vient, fans rendre de compte. La calomnie
et la médisance ne s'attachent qu'à ceux qui s'y singularisent,
ou qui veulent faire du bruit. Mais l'ami de sa propre tranquillité,
qui ne heurte point les préjugés nationaux et quelques autres
encore , peut se faire une loi à part et la suivre fans inquiétude.
Ce qui peut-être paraitra contradictoire, le grand Homme qui
voudrait fuir sa renommée, ne trouverait point d'asile plus
sûr que Paris même, pour se mettre à l'abri des embarras de
sa réputation acquise à Paris. C'est ce qu'éprouva J. J. Rousseau,
pendant les dernières années qu'il passa dans cette Capitale,
où son nom était consacré par la gloire et fa personne décrétée
par les lois. Il y vécut aussi obscur, aussi ignoré qu'il le
voulut, et se trouva tous les jours en présence de ceux qu'il
avait dénoncés au tribunal de la raison, sans en être connu.
Au contraire, dans les petits états qui lui donnèrent le jour,
les enfants lui jetaient des pierres.
Mais, il faut l'avouer,
ce chaos si favorable à la liberté du sage, à ses inconvénients.
S'en tient-on toujours au bien, quand on peut se livrer au mal
avec impunité ? Que de pièges tendus à l'innocence ! que d'occasions
offertes à ceux ou à celles qui n'attendent que l'occasion !
que de maris trompés ! que de mères abusées sur le compte de
leurs filles ! Et comment se retrouver dans un labyrinthe tel
que Paris, quand ou en a perdu le fil ? La Police, il est vrai,
en connait tous les détours. Mais à quelles extrémités ne faut-il
pas être réduit, pour avoir recours aux vils instruments qu'elle
se voit forcée de mettre en œuvre. Il en est de la Police de
Paris, comme de l'organisation du corps humain. À en examiner
la charpente et les ressorts qui la mettent en jeu, on admire
comment ces deux machines compliquées, peuvent se mouvoir sans
donner lieu à un plus grand nombre d'accidents.
On voudra
bien observer que nous n'entendons parler dans tout cet article,
que du général. Nous convenons qu'il est mainte exception à
tout ce qui a pu nous échapper d'un peu trop prononcé. Si les
lumières pouvaient dédommager des mœurs, Paris ne perdrait d'un
côté que pour gagner de l'autre.
Les Sciences et les Arts
n'ont point en Europe, un foyer plus actif ; et ceux qui se
consacrent à l'étude, y trouvent des secours plus que partout
ailleurs. Il n'est point d'associations qui réunissent plus
de connaissances utiles et profondes que l'Académie des Sciences,
surtout si on y incorporait l'Académie Française et celles des
Inscriptions et Belles-Lettres. Les Artistes ont aussi leur
tribunal : mais ceux qui tendent au grand, en appellent à la
Nature, et ne connaissent que son école ; elle seule fait les
bons Peintres et les Poètes sublimes.
Les Sociétés Académiques,
entretenues par le Gouvernement, sont parodiées dans plusieurs
Assemblées particulières. Les Musées, les Lycées, les Loges
Maçonniques, les Clubs, les Salons, les Conférences, etc.
La semaine n'a point assez de jours pour pouvoir assister à
chacun de ces petits bureaux d'esprit, dont on commence à se
lasser. Ces maisons ont leurs petits ridicules, mais qui ne
sont point dangereux, comme ce qui se passe dans les Académies
de Jeux, et autres endroits de ce genre.
Il fut un temps
où la mode académique était tellement en vogue, que les causeurs
intitulaient leurs ateliers, Académies de Coiffures.
Tous
ces détails font bien misérables, sans doute ; mais il faut
de tout cela dans une Capitale telle que Paris. La perte du
temps est encore préférable au mauvais emploi du temps. D'ailleurs,
pendant que les Citadins s'occupent de niaiseries, pendant qu'ils
mettent de l'importance à la nomination d'un Bel-Esprit, au
début d'une danseuse, etc. La Police en est soulagée d'autant.
Il est plus aisé de contenir des enfants que des hommes.
Les étrangers doivent se plaire à Paris, pour plus d'une raison.
D'abord, ils y sont parfaitement accueillis ; on a pour eux
presqu'autant de déférence que pour les femmes. Plus ils viennent
de loin, plus on s'empresse à les satisfaire ; la différence
de culte ou de costume est un mérite de plus, et un motif pour
les bien recevoir. Un Parisien est jaloux de laisser de lui
une bonne opinion dans l'esprit des voyageurs. Il aime en outre,
à obliger, sans y regarder à deux fois ; car il n'est pas méfiant
: et il est moins rare de le voir dupe dans ses propres foyers,
que de le surprendre, y faisant des dupes. D'ailleurs, on a
beau jeu avec lui. Cazanier et peu instruit de ce qui se passe
hors ses barrières, tout l'étonne, et il est disposé à faire
des sacrifices à sa curiosité. Un étranger célèbre, en y arrivant,
est l'idole des Parisiens ; mais son Culte n'est qu'éphémère.
On le néglige, du moment qu'un autre personnage monte sur la
scène ; et cela ne peut être autrement sur un théâtre aussi
mouvant et aussi vaste que Paris, où l'on ne peut être tout
à tous, à la fois. Il faut voir Paris pour prendre une véritable
idée des avantages et des inconvénients de la civilisation.
Veut-on connaitre d'un coup d'œil les prodiges qu'elle a enfantés
avec le temps ?
Qu'on se transporte fur l'une des monticules
qui dominent Paris. Ce spectacle a son prix, même à côté des
tableaux les plus superbes que puisse étaler la nature livrée
à elle-même. Les voyageurs instruits, qui ont pénétré dans l'intérieur
de ces grands ateliers où se préparent et se consomment les
révolutions physiques du Globe , trouvent à peine des expressions
pour rendre ce qu'ils ont vu.
La Civilisation a aussi ses
merveilles. C'est la main de l'Homme, si faible quand il est
seul, si puissante quand il a contracté les liens de la société
; c'est la main de l'homme qui, du milieu des marais de Lutèce,
a fait sortir cette Capitale immense, où plus d'un million d'individus,
se créent chaque jour des jouissances nouvelles, et enfantent
de nouveaux chef d'œuvres, fruits de l'industrie et de l'émulation.
La main de l'homme a revêtu de pierre et de marbre, de bronze
et d'or, la fange où jadis il végétait. Il y a loin de la hutte
des Samoyèdes et des Lapons, à la Colonnade du Louvre. Rien de
plus flatteur pour l'orgueil de l'espèce humaine, que l'aspect
de Paris dans toute son étendue. La Nature semble y avoir cédé
le pas à l'art. Quoi de plus étonnant que ce chaos fournis à
une Police réglée ? Ces Palais où les dieux de la terre rivalisent
celui du Ciel ; ces temples, sous la voute desquels l'homme
est si petit ; tout cet ensemble d'édifices doit en imposer
à l'œil même de ceux qui en font les auteurs ou les propriétaires.
Mettons fin à cette ébauche par quelques considérations générales
fur l'article des modes et des coutumes.
Ce Chapitre ne serait
pas le moins important dans une Histoire raisonnée de Paris.
Cette grande Cité doit une partie de sa consistance à cette
matière légère et frivole.
Rome était la Maitresse du Monde
par les armes et la politique ; Paris tient le même rang, le
doit à ses modes ; et elle le mérite, surtout en ce moment.
Jamais le gout n'a été plus consulté, et suivi plus constamment.
Les Dames de Paris ne sont pas les plus jolies Femmes de l'Univers
; il s'en faut. Le climat, l'éducation, les habitudes journalières
les privent de cet avantage ; elles ne portent point le sceptre
de la Beauté : mais elles ont su dérober aux Grâces leur ceinture.
Les Ouvrières en Modes de la Capitale possèdent la baguette
d'Armide. Il n'est pas toujours facile de reconnaitre, quand
elle sort, la femme qu'on a vu entrer dans leurs magasins. Elles
ont trouvé l'art de réparer les disgrâces de la Nature ; ou
du moins, elles les masquent avec une adresse que nos bons aïeux
n'auraient jamais cru possible. Flore et Zéphyr, sous le pinceau
magique des poètes les plus galants, n'ont pas plus de
fraicheur
et de légèreté que les ajustements qui sortent des mains industrieuses
de ces filles de modes. Elles ont en outre, autant d'imagination
que d'habileté.
Leur cerveau fécond invente chaque jour des
ressources nouvelles pour plaire : on est plus de temps à trouver
des noms pour ces petits chef-d’œuvre qu'elles n'en mettent
à les produire. Non feulement chaque saison a son Costume, mais
encore il en est un pour chacune des quatre parties du jour.
Il y a la toilette du lever, celle du milieu de l'a journée,
celle de l'après-dinée, et encore celle du soir , et souvent
une cinquième pour la nuit. Les lieux où l'on va motivent aussi
un ajustement particulier. La promenade ou les visites du matin
demandent un vêtement plus simple, moins à prétention que ceux
qu'on étale dans les Jardins publics, l'après-midi. On ne va
point au Spectacle dans les mêmes habits consacrés au bal. La
Campagne et la Ville ont chacune leurs couleurs, leurs livrées,
leurs formes plus ou moins recherchées. L'âge devrait, ce semble,
avoir aussi sa parure. Mais les Femmes font volontiers des anachronismes
; et la fille est éclipsée par les airs coquets de la mère.
Le rang n'est pas mieux distingué. Les Courtisanes en règne
donnent le ton, et font copiées à l'envi par les autres Femmes,
de quelque condition, qu'elles puissent être. Laïs sortant d'une
orgie, s'aperçoit qu'un air échevelé sied à ses charmes ; en
conséquence, elle se montrera le lendemain au public avec une
chevelure en désordre ; et le surlendemain, bourgeoises et financières,
patriciennes et dames du plus haut parage, laisseront tomber
leurs cheveux jusque par-delà la ceinture ; et la beauté pudique,
pour ne point se singulariser, se verra obligée d'adopter le
maintien d'une Bacchante. Les Costumes de Théâtre, dans une
Pièce nouvelle, servent encore à varier les modes : une Actrice
applaudie sous telle ou telle coiffure, sous tel ou tel habit,
ordinairement, fait loi ; et le jour suivant , toutes les élégantes
du moment paraitront comme autant d'actrices sortant de leurs
loges pour jouer chacune le même rôle. Il faut cependant rendre
justice aux Dames Françaises, et spécialement aux Parisiennes
: quelquefois elles justifient leur amour pour la parure, et
les variations qu'elles lui font éprouver par le motif qui leur
fait adopter telle ou telle mode.
Le patriotisme assez souvent
détermine leur manière de se mettre ; et leur costume devient
en même temps un hommage rendu aux héros du jour, et un mémorial
pittoresque des évènements qui font honneur à la Nation.
Au reste, quand le sexe né pour plaire, n'aurait pas toujours
des intentions patriotiques, la mobilité de ses gouts mériterait
toujours de la reconnaissance de la part des vrais patriotes,
en ce qu'il en résulte une branche de commerce la plus florissante
peut-être de toutes. Les Hollandais ont leurs épices ; les Espagnols
ont leurs Piastres : les François n'ont rien à envier à leurs
voisins, puisqu'ils possèdent le génie des Modes : et puisque
tout ce qu'il y a de civilisé dans les quatre parties du monde
devient nécessairement tributaire des Modes Françaises.
Tant
que la France conservera la prééminence en ce genre, elle sera
toujours riche assez et assez puissante. Car ce ne sont pas
seulement les provinces du Royaume qui se procurent, à grands
frais, les parures en vogue dans la Capitale ; tous les autres
États de l'Europe s'empressent de les naturaliser chez eux.
En sorte que le Costume Français est devenu presqu'aussi universel
que la Langue Française. La supériorité de ce Peuple ingénieux
et galant, aimable et léger, est reconnue partout où les Arts
se font introduits.
Nous ne donnerons point ici une description
exacte des différents costumes de paris. Ce détail demanderait
un Volume entier ; et ce serait à recommencer chacune des années.
Le peu que nous en avons dit et dessiné, pourra même suffire,
quant aux Provinces de France ; dans lesquelles on rencontre
à chaque endroit où l'on passe, la caricature plus ou moins
chargée des Modes de Paris ; car les Modes Françaises ressemblent
à ces vins légers, qui ne peuvent soutenir le transport.
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